RUSSIE Auteur d'une oeuvre romanesque et théâtrale foisonnante, Iouri Poliakov fait partie de la délégation russe invitée dès mercredi au Salon du livre de Genève. Entretien.

 

Pas étonnant qu'elle soit régulièrement l'invitée d'honneur des salons du livre européens: avec plus de 100 000 titres publiés en 2006 et 13 000 maisons d'édition, la Russie est aujourd'hui l'un des plus grands pays éditeurs de la planète. Après Francfort, Paris et Pékin, c'est donc au tour de Genève de l'accueillir dès mercredi, dans le cadre du 21e Salon international du livre et de la presse. Entre expositions thématiques et autres tables rondes, une quinzaine d'écrivains et de poètes feront le déplacement.

Parmi eux, Iouri Poliakov. Poète, dramaturge, romancier et éditorialiste, il a publié ses premiers vers en 1974 et jouit d'une grande popularité en Russie – presque toutes ses oeuvres en prose ont été adaptées à l'écran, et ses pièces de théâtre sont sollicitées dans tout le pays. Depuis six ans, il est rédacteur en chef de la Literaturnaïa Gazeta, créée par Pouchkine en 1830 et relancée par Maxime Gorki. Interview.

 

Vous étiez un auteur reconnu avant la chute de l'URSS déjà. En quoi la perestroïka a-t-elle modifié votre pratique d'écriture?

Iouri Poliakov: Je me situe dans la tradition satirique de la littérature russe, sur les traces de Gogol et Boulgakov. Mes premiers romans dénonciateurs, comme Cent jours avant la démobilisation ou Apogée de la folie, devenus populaires sous le pouvoir des soviets, ont vite été interdits par la censure. Mais ce qui n'a pas changé, c'est mon intention de représenter les choses d'une manière réaliste, de dire la vérité sur notre environnement social. Pour cette raison, je n'étais pas plus «honoré» du temps de Boris Eltsine que durant la période soviétique.

Comment viviez-vous cette censure?

– J'ai eu avec elle des négociations longues et difficiles! Certains disent aujourd'hui que l'interdiction de publier se prononçait sans que l'auteur n'obtienne aucune explication, ce qui est faux. Mais il y avait une condition ferme: ne pas passer le manuscrit à l'étranger. Je ne cherchais pas à le faire, c'est ce qui me différenciait des dissidents qui tenaient un langage révolutionnaire aux autorités. Je m'adressais à elles davantage comme un «autre penseur» (par analogie avec «libre penseur»), au sens de non-conformiste. Et en règle générale, je finissais pas obtenir gain de cause.

Vous étiez rédacteur en chef de Mosskovskii literator, aujourd'hui de la Literaturnaïa Gazeta: vous connaissez très bien la littérature russe de ces vingt dernières années...

– L'évolution de la littérature russe contemporaine me laisse pantois. Sa branche libérale suit le chemin de l'expérimentation, totalement indifférente au sort de la société; elle a choisi une orientation petite-bourgeoise qui ferme les yeux devant les problèmes du pays. Quant à la littérature qu'on appelle «de terroir», elle se trouve ouvertement en opposition à l'actuel Etat russe; elle cherche des réponses à des questions posées par elle-même et non par la société. Mais certains écrivains s'intéressent à la Russie réelle, celle qui a vécu une crise épouvantable. Je pense qu'ils représentent l'avenir des lettres russes, quelles que soient leurs orientations idéologiques ou esthétiques.

Vous êtes éditorialiste. Une forme d'engagement politique?

– Même à l'époque soviétique, mes écrits journalistiques n'ont jamais été influencés par un mouvement politique quelconque. J'y ai toujours exprimé ma vision d'écrivain du monde. Du temps d'Eltsine, quand j'ai vu des choses inacceptables, être publiciste était non seulement une forme de protestation mais aussi un soutien psychologique pour moi. Certains de mes articles ont eu des répercussions politiques. Ainsi «L'opposition est morte, vive l'opposition», paru dans la Komsomolskaya Pravda en 1993, a été la seule protestation dans les médias contre la fusillade du Parlement, alors que tous les journaux d'opposition étaient fermés.

Parlez-nous de votre livre De l'Empire du mensonge à la république de tromperie.

– Il réunit mes articles de 1987 à 1997. Je l'ai augmenté lors de sa réédition en 2004 sous le titre La Pornocratie. Je voulais montrer comment les grands mensonges de l'époque soviétique – justifiés, nous disait-on, par les intérêts de l'Etat – se transforment aujourd'hui en «petits» mensonges des médias russes, qui servent les intérêts privés de gens soucieux de faire de l'argent.

Que pensez-vous de la Russie de Poutine?

– Sous Eltsine, la Russie ressemblait à une usine mal gérée, avec des ouvriers mal payés et un approvisionnement confié à des escrocs. Aujourd'hui, elle est semblable au trou qu'une bombe aurait laissé à la place de cette usine...

L'année dernière, le PEN-club1 dont vous faites partie a été menacé de fermeture, et une loi a rendu plus sévères les conditions légales d'existence des ONG. Où en est le PEN-club russe aujourd'hui? Que pensez-vous de cette nouvelle loi?

– Le PEN-club russe existe toujours, tout va bien. Je suis d'accord avec le renforcement du contrôle légal des fonds de financement des ONG. En Russie, des partis politiques ont été entièrement créés avec l'argent de l'extérieur. Nous avons déjà eu notre Révolution d'octobre financée de l'étranger, nous voulons éviter la récidive... Je ne désire pas non plus un gouvernement à la solde des Américains, comme en Georgie.

Quel est le dynamisme de la vie littéraire en Russie? Les mouvements d'avant-garde sont-ils importants?

– Le marché de l'édition russe est l'un des projets les plus réussis de la modernisation du pays. Si, au début, la tendance a été de publier une littérature «creuse» et distrayante, ces dernières années paraissent davantage de livres de qualité. En revanche, les éditeurs russes n'aiment pas le risque, encore moins quand il s'agit d'écrivains débutants. Mais il existe des fondations, bourses et prix pour aider les jeunes à se faire publier.

L'atmosphère créatrice et les relations entre auteurs sont très denses, à Moscou et en Russie de manière générale. Le pays compte une multitude d'unions et de groupes dont la naissance et la disparition sont dictées par le processus littéraire en mouvement. L'idée de créer un Syndicat national des professionnels des lettres marque des points. Mais il existe encore une sorte d'aliénation politique entre écrivains démocrates et conservateurs. C'est l'une des conséquences inévitables de la cassure qu'a subie la Russie dans les années 1990. De nouvelles générations d'écrivains doivent encore émerger. Quant à l'avant-garde, c'est l'art de faire passer l'absence de maîtrise littéraire pour une technique spécifique!

http://www.lecourrier.ch/le_pari_du_realisme