PRÉCURSEURS (III) Considéré comme le premier grand poète russe, Alexandre Pouchkine est un mythe national. Génial libertaire aux origines camerounaises, a-t-il aussi été ce pré-révolutionnaire adulé par les Soviétiques, et un précurseur de la négritude? Décryptage avec le professeur de russe Jean-Philippe Jaccard.

 

Portraits du poète sur les vitrines, boîtes d'allumettes, bouteilles de vodka et cartes de crédit, foules rassemblées dans toute la Russie pour réciter ses vers et assister à ses tragédies, vers d'Eugène Onéguine déclamés à la télévision pendant des mois, immenses panneaux reproduisant à tous les coins de rue tel ou tel quatrain, quiz télévisé, petits pouchkines en chocolat... En 1999, le bicentenaire de sa naissance avait révélé une véritable «pouchkinomania» en Russie.

C'est qu'Alexandre Sergueïevitch Pouchkine est considéré comme le père de la littérature et de la langue russes modernes, et celui qui a donné à la Russie une identité littéraire propre. Sobriété et équilibre du style, ironie irrévérencieuse et goût du fantastique, talent parodique: de Dostoïevski à Lermontov, de Tourgueniev à Tolstoï, les plus grands auteurs du XIXe siècle revendiquent son influence. Difficile de lui échapper: il a abordé tous les genres littéraires – poésie, théâtre, tragédies, contes, romans historiques, fantastiques ou en vers. Son génie multiforme et son existence dissipée lui ont valu le surnom de «Mozart des lettres russes»: trublion exilé par le tsar Alexandre Ier pour ses poèmes séditieux, coureur de jupons, il mena une vie d'exils, de folles soirées et de liaisons tumultueuses, avant de mourir en duel en 1837, à l'âge de 37 ans. Depuis, les années n'ont pas fait pâlir le culte dont il est l'objet.

Si son génie littéraire est bien réel, l'élaboration progressive du «mythe Pouchkine» reflète en revanche la quête identitaire d'une Russie en construction. Du régime tsarisme à l'époque soviétique, la figure du «poète national» a porté les visées nationalistes et esthétiques les plus diverses. Le point avec Jean-Philippe Jaccard, directeur du département de russe à l'Université de Genève.

 

On dit de Pouchkine qu'il a révolutionnéla langue et la littérature russes modernes...

Jean-Philippe Jaccard: Bien sûr, Pouchkine marque le début d'une nouvelle époque de la littérature russe. Mais je dirais plutôt qu'il est arrivé à la fin d'un long processus de fixation de la langue littéraire d'une part, et d'émancipation par rapport aux modèles étrangers, français notamment, de l'autre. La Russie est marquée historiquement par une diglossie: d'un côté, le russe parlé, de l'autre la langue écrite, imprégnée de slavon d'église. Confrontés à une réalité que cette langue écrite ne suffit plus à couvrir, les auteurs recherchent de nouveaux mots et de nouvelles structures syntaxiques: comment écrire des textes moins archaïques, comment régler l'apport de mots étrangers? D'autres, avant Pouchkine, ont cherché à rapprocher la langue littéraire du langage vivant. La fin du siècle voit s'affronter les tenants d'une langue archaïsante, «pure», et ceux qui veulent se rapprocher d'une langue parlée dans laquelle on accepterait les «calques» venus d'ailleurs – les tournures du français par exemple. Combattue par les traditionalistes, cette «théorie des calques» a beaucoup assoupli le russe. De ce point de vue linguistique, le véritable précurseur est Nikolaï Karamzine.

Quelle a été la nouveauté de Pouchkine?

– Grâce à son génie, il a fixé cette langue littéraire nouvelle dans des formes toujours actuelles aujourd'hui. Il a excellé dans tous les genres. Il était très novateur, en s'inspirant par exemple de Shakespeare pour Boris Godounov, et non de la tragédie française. Il a surtout élargi de manière spectaculaire les possibilités du vers russe et de sa métrique. Il est vrai que la littérature qui précède Pouchkine n'est pas toujours très convaincante, surtout la prose. Il y a même un abîme entre lui et ses prédécesseurs directs, mais dire qu'il a inventé la langue littéraire et la littérature russes fait partie du mythe.

Et puis il faut garder à l'esprit que Gogol est pratiquement son contemporain, et que celui-ci est aussi un inventeur de génie, d'une modernité plus radicale encore.

Comment l'oeuvre de Pouchkine a-t-elle été reçue à son époque?

– Difficile de le savoir vraiment, mais en tout cas de façon moins monolithique que par la suite. De son vivant, son succès a été variable, il a été harcelé par ses ennemis. La construction du mythe s'est faite par étapes et commence juste après sa mort en duel avec d'Anthès en 1837, avec La Mort du poète, où Lermontov écrit que cet étranger ne pouvait savoir «sur quoi il levait la main».

Mais dans les années 1850, Pouchkine est très contesté par la critique réaliste des nihilistes, Tchernychevski en tête, opposés à «l'art pour l'art». Ils lui opposent Gogol, qu'ils attirent, assez stupidement d'ailleurs, dans le camp de la littérature «engagée». A quoi le critique Apollon Grigoriev répond que «Pouchkine est notre Tout» – formule reprise aujourd'hui encore mécaniquement par les gens de la rue. Puis il y aura, en 1881, le célèbre discours de Dostoïevski qui fait l'éloge du caractère national du poète. En 1899, on fête déjà le centenaire de sa naissance avec force flonflons, mettant en avant le poète national, inventeur de la langue et de la littérature russes. La période soviétique renforcera encore ce processus.

Les études soviétiques font de Pouchkine un pré-révolutionnaire qui avait déjà compris la lutte des classes.

– L'époque soviétique a beaucoup renforcé et déformé le mythe. Pouchkine a bien sûr écrit des vers sur la liberté et l'esclavage; il a parlé de révolution dans des poèmes interdits, et il aurait été du nombre des décembristes s'il n'avait été en exil au moment de leur soulèvement; enfin, lors de l'insurrection polonaise par exemple, ses poèmes prennent des accents nationalistes. Ces deux aspects – patriote et révolutionnaire – ont été utilisés par les Soviétiques. Au moment du centenaire de sa mort en 1937, année noire marquée par les purges, Staline fait de Pouchkine un «monstre national»; tous les écrivains sont obligés d'y faire référence.

Mais même en-dehors de ces positions officielles, Pouchkine était perçu comme un refuge dans le contexte esthétiquement très réactionnaire du réalisme socialiste.Et aussi comme le signe d'un retour à une certaine sérénité de l'écriture après les expériences avant-gardistes du début du XXe siècle.

La figure du poète a donc été réinventée au gré des intérêts politiques?

– Chaque système l'a utilisé d'une certaine manière, ses nombreuses facettes rendant les manipulations aisées. On l'a instrumentalisé selon les intérêts esthétiques ou politiques du moment. Alors qu'il y a chez lui un discours sur le pouvoir qui le rend toujours un peu dangereux, raison pour laquelle la censure soviétique a interdit Boris Godounov quand Lioubimov l'a mis en scène.

Le charme qu'exerce son oeuvre poétique doit beaucoup à la qualité harmonique de ses vers. Mais il est difficile de le percevoir en traduction.

– Pouchkine est un vrai génie au niveau de la langue. Il l'a rendue particulièrement malléable et sa poésie est d'une souplesse incroyable. Un enfant russe de quatre ans apprend ses strophes par coeur sans difficulté, tellement elles sont logiques du point de vue poétique et musical. Traduire Pouchkine ne donne malheureusement rien, au point qu'un lecteur francophone a du mal à comprendre pourquoi les Russes l'aiment tant. Mais il y a des exceptions, comme la nouvelle traduction de son roman en vers Eugène Onéguine, qui semble enfin pouvoir donner une idée de cette oeuvre capitale: le traducteur André Markowicz a observé la rythmique, les rimes et les enjambements, respecté la strophe onéguinienne, et réussi à restituer à la fois l'intrigue, l'humour et la légèreté des vers.

Comment Pouchkine est-il perçu aujourd'hui en Russie?

– De façon plus modérée, mais il reste mal vu de dire qu'on ne l'aime pas... Deux tendances sont présentes depuis la perestroïka: l'héritage des avant-gardes des années 1980 – une poésie underground sans ponctuation, ni majuscule, ni rimes – et ceux qui sont sensibles à la tradition du vers pouchkinien. Mais les poètes contemporains sont tous influencés par Pouchkine d'une certaine manière. Que cela soit en se positionnant pour ou contre.

Une contribution de l'écrivain Eugène Ebodé complète cet article, voir http://www.lecourrier.ch/pouchkinomania_0

 

Quelques titres.

Souvenirs à Tsarskoïe Selo (1814); Rouslan et Ludmilla (1820); Le Prisonnier du Caucase (1821); Les Tziganes (1824); Boris Godounov (1825); Le Cavalier d’airain (poème, 1833); Eugène Onéguine (1833); Histoire de Pougatchev (1833); La Dame de pique (1834); La Fille du capitaine (1836).

Eugène Onéguine dans la traduction d’André Markowicz est paru chez Actes Sud en 2005.