Le féminisme en héritage

L'icône du féminisme du XXe siècle aurait eu 100 ans cette année. Ecrivaine engagée, Simone de Beauvoir aura, dans sa vie comme dans son oeuvre, prôné une émancipation totale de l'être humain. Et surtout de la femme.

 

«Faire triompher la liberté sur la nécessité», écrivait Simone de Beauvoir: ce credo existentialiste a pris un sens particulier dans sa condition de femme. Philosophe et romancière engagée, compagne de Jean-Paul Sartre, elle incarne surtout une liberté qui a marqué plusieurs générations. Refusant le destin que son époque assignait aux femmes. –mariage et maternité–, elle s'est donné la possibilité d'écrire et a réinventé une manière de vivre en couple.

Les nombreux titres parus à l'occasion du centenaire de sa naissance rappellent son influence, ainsi que les critiques que sa pensée continue de susciter. Des polémiques qui reflètent aussi la complexité de l'auteure du Deuxième sexe, femme, romancière et philosophe toujours en mouvement. Le point avec Valérie Cossy, spécialiste de Simone de Beauvoir et professeure en études genre à la faculté des lettres de l'université de Lausanne [1].

Le Deuxième sexe a paru en 1949. Comment le livre a-t-il été reçu à sa sortie? Quels ont été ses apports à la pensée féministe?

Valérie Cossy: En 1949, le féminisme en tant que mouvement organisé est inexistant. Le Deuxième sexe fait scandale. Mais, pendant plusieurs années, Beauvoir reçoit des milliers de lettres de femmes ordinaires qui lui disent combien il a été important pour elles. Ce courrier montre que le livre répondait à un besoin. Il deviendra un ouvrage de référence qui offre des appuis théoriques au mouvement féministe, aussi bien aux Etats-Unis qu'en France.
Simone de Beauvoir y formule deux concepts majeurs qui sont toujours au coeur des études genre. Le premier tient dans sa fameuse phrase «on ne naît pas femme, on le devient»: l'identité sexuelle, biologique, n'a rien à voir avec la fabrication du «féminin», qui est une construction socioculturelle. Beauvoir a permis de penser la distinction entre sexe et genre, un acquis théorique fondamental.
D'autre part, elle a montré comment notre façon de penser l'universalisme était calquée sur le modèle masculin. La norme, c'est le masculin; la femme est toujours l'Autre, qui n'accède pas au statut de sujet.

Cette notion de «sujet» est propre à la philosophie existentialiste.

Simone de Beauvoir est existentialiste avant d'être féministe. Par sa déconstruction du déterminisme, son appel à se créer en tant que sujet et à inventer son destin, l'existentialisme a fourni à Beauvoir les outils pour analyser la condition des femmes. Le point de vue du Deuxième sexe découle entièrement de cette philosophie.

Les féministes «différentialistes» lui ont reproché son égalitarisme, son refus de la maternité, qu'elles associent à un mépris envers des qualités «féminines».

Selon moi, elles lui font un faux procès: leur réaction vient notamment du fait que, vingt ou trente ans après la parution du Deuxième sexe, le chapitre sur la maternité choque encore alors même qu'on a oublié le contexte dans lequel Beauvoir le rédige: à la fin des années 1940, la France est régie par les lois pétainistes. La procréation est non seulement le destin des Françaises mais leur devoir national. En revendiquant le droit à l'avortement et à la contraception, Simone de Beauvoir veut les libérer de ce destin obligé. Sa charge est à la mesure du contexte réactionnaire de l'époque.
Mais même si leur critique de Beauvoir est parfois injuste, les «différentialistes» soulèvent une question majeure: quand on veut lutter contre la domination masculine, ne court-on pas le risque d'adopter la rhétorique et les valeurs du dominant? Beauvoir a jugé plus dangereuse l'exaltation de la différence, de la «vraie femme», que le recours au discours universaliste dominant.

Elle est parfois décrite comme une intellectuelle froide et rigide, peu «féminine»...

On veut la réduire à des stéréotypes, on l'a étiquetée compagne de Sartre, papesse de l'existentialisme, on a retenu d'elle l'aspect «people»... Elle a été victime de cette image. Virginia Woolf écrivait que le monde dispose d'un nombre de scénarios limité pour décrire les femmes. La photographie de Beauvoir nue publiée récemment par Le Nouvel Observateur [2] est un avatar de cette pauvreté de représentations.

D'autant que Simone de Beauvoir est une figure complexe.

Elle est toujours en évolution, et c'est ce qui rend son oeuvre passionnante. Elle a l'honnêteté de se déplacer en fonction de ce qu'elle découvre, et de l'admettre. Jusqu'à la guerre, son engagement intellectuel était abstrait, idéaliste –elle s'en moque d'ailleurs dans ses mémoires. Elle découvre l'engagement réel pendant la guerre, et est dès lors moins théorique que Sartre, davantage ancrée dans le réel. D'où la force de ses fictions des années 1960, où roman et philosophie se rencontrent. Elle y montre concrètement ce qu'est la mauvaise foi, par exemple, en la mettant en action dans le récit.

La philosophe et psychanalyste Julia Kristeva dit de ses romans qu'ils valent surtout par leur message social, leur autoanalyse, moins par leurs qualités littéraires.

C'est un peu injuste. Beauvoir elle-même se décrit d'abord comme romancière. Les belles images ou La Femme rompue, par exemple, sont des textes riches où elle essaie d'écrire à partir des acquis du Deuxième sexe.
Il faudrait commencer à la lire réellement et se débarrasser des clichés. Car son oeuvre romanesque et autobiographique est peu étudiée dans les branches littéraires. Et les études genre, qui lui doivent tant, sont encore peu développées en Suisse et en France. Enfin, nous avons l'impression que l'égalité, ou du moins son idée, est acquise aujourd'hui: à quoi bon relire un livre écrit il y a soixante ans? Mais Beauvoir elle-même pensait que la question était réglée quand elle a écrit Le Deuxième sexe... Le sort de son oeuvre témoigne de la difficulté à transmettre l'héritage culturel des femmes.


[1] Valérie Cossy fait également partie du comité de rédaction de la revue Nouvelles questions féministes. Fondée en 1981 à Paris par Simone de Beauvoir et Christine Delphy notamment, la revue s'est dotée en 2001 d'un comité de rédaction franco-suisse, sous la responsabilité de Christine Delphy (CNRS, Paris) et de Patricia Roux (université de Lausanne).

[2] Le 3 janvier 2008, l'hebdomadaire a publié en couverture une photo de Simone de Beauvoir nue, qui a suscité la polémique.

http://www.lecourrier.ch/simone_de_beauvoir_le_feminisme_en_heritage