Drôle de rêveur solitaire

RENCONTRE Dans «Maurice à la poule», Matthias Zschokke met en scène un personnage désoeuvré qui tente de faire face au vide. Un régal, sur le fil entre mélancolie et dérision, douceur et douleur.

 

 

«Pour moi comme pour Maurice, il est plus facile de ne pas voir les gens, d'éviter les interactions sociales. Mais ça n'est pas bien, la Bible dit qu'il ne faut pas être seul!» rit Matthias Zschokke, qui cite d'ailleurs le passage en question dans son roman Maurice à la poule, récemment paru en français chez Zoé en même temps que trois pièces de théâtre. La semaine dernière, l'auteur bernois avait fait le déplacement depuis Berlin, où il s'est installé en 1980, pour rencontrer ses lecteurs au Salon du livre de Genève. Charmant, souriant, des allures de jeune homme et le contact chaleureux: Matthias Zschokke parle de son travail dans un français fluide, s'enthousiasme, passe soudain à l'allemand pour être plus précis, se tournant alors vers sa traductrice. Traduire Zschokke? «Mon souci principal est de ne pas laisser le texte redescendre, s'alourdir», explique Patricia Zurcher. «Il s'agit de garder une écriture vivante, légère, de percevoir les différents registres de langage et de trouver en français ce ton qui tient le milieu, qui se situe sur le fil.»

C'est que l'écriture de Zschokke est paradoxale, en équilibre entre douceur et douleur, ironie et tendresse, profondeur et cocasserie. Pour dire le désenchantement du quotidien, il crée des personnages perdus aux rêves lézardés, qui peinent à vivre leur vie; mais ce sont leurs mésaventures et leurs façons de déjouer la peur qui nourrissent l'humour. La tonalité singulière de ses textes surgit du décalage entre leur sujet, mélancolique, et une langue truffée de clins d'oeil, de mots pris à la lettre. Ainsi de Maurice à la poule – titre emprunté à un tableau d'Anker qui fait rêver le protagoniste –, où comme souvent chez Zschokke l'intrigue est mince, basée sur de petits riens qui tiennent pourtant le lecteur en haleine.

Ecrivain public, Maurice passe ses journées à ne rien faire dans son bureau des quartiers nord de Berlin, zone sensible et désertée. En attendant ses rares clients, il écrit à son ami et associé Hamid, à Genève, se souvient, pense parfois à sa compagne en voyage, se promène, écoute un violoncelle jouer quelque part derrière la paroi, tente vaguement de trouver où est le musicien dans le dédale des immeubles tout en détestant l'idée de devoir parler à quelqu'un... Confronté au vide et à l'ennui, Maurice observe son environnement, attentif à l'infiniment petit pour conjurer la panique. Comme son personnage, Matthias Zschokke creuse le présent dans une écriture verticale, qui va en profondeur, attentive aux détails. Se dessine ainsi une méditation sur le temps, la fuite de soi, la solitude fondamentale de chacun.

 

Maurice incarne une situation existentielle que nous partageons tous: cette peur du face-à-face avec soi...

Matthias Zschokke: Certains trouvent insupportable ce que je décris ici, mais c'est en effet notre situation à tous. Quand on n'a pas de profession ni d'activité, quand on reste assis à sa table à ne rien faire, là commence la vie... Maurice est forcé d'être dans le présent, il n'est pas héroïque mais essaye de vivre jour après jour, heure après heure. Il nous confronte à nous-mêmes: l'idée d'avoir du temps, de ne rien faire, nous terrifie.

Dans la scène au bord du lac de son enfance, il atteint une sorte de plénitude: il est proche de la réalité de l'expérience, là où elle coïncide avec le présent. Je pense que le bonheur se trouve dans la capacité à vivre le moment, qu'il soit intéressant ou non. Quand j'observe vraiment ce que font les moineaux, je les trouve merveilleux et drôles. Si on arrivait toujours à regarder de cette manière, la vie serait belle...

 

Au-delà de l'angoisse, Maurice découvre une façon d'habiter l'instant. Cette attention au présent passe-t-elle par le langage?

– Oui, tout se joue dans la langue. Confronté au néant, le personnage se bat avec la langue: c'est tout ce qui lui reste, le lieu où respirer. Ce qui fait souffrir est moins douloureux si on peut l'exprimer, l'écrire.

 

Il est contemplatif, attentif aux détails du quotidien: une figure de l'auteur?

– J'essaye d'aborder des sujets qui semblent cruels ou délicats en les décrivant de façon très objective. C'est ce qui les rend supportables. Je pense à la vieillesse, à la solitude, ou à cette scène de sexe sur le balcon: écrire sur ce sujet était neuf pour moi, et j'ai essayé de trouver une forme qui convienne, de décrire chaque geste très objectivement. Au final, il me semble que la scène est agréable à lire, pas pornographique. Le fait qu'elle se révèle finalement un fantasme de Maurice l'allège aussi.

Mais tout ceci est très théorique, et je ne fais pas de théories mais des expérimentations! Je n'ai pas de programme poétique ou philosophique, mais je suis une logique musicale: je cherche à équilibrer gravité et légèreté, à donner un rythme au récit par le biais des lettres et du narrateur – ses interventions sporadiques instaurent un écart entre moi et le personnage de Maurice. Cette juxtaposition de discours génère des ruptures, des changements de ton, qui créent une distance et une tension. Ainsi le roman est dynamique malgré l'absence d'histoire. Il y a aussi ce mystérieux violoncelle qui joue quelque part, suscitant une attente – la seule du roman peut-être.

 

Quel regard portez-vous sur vos personnages?

– J'ai pour eux beaucoup de tendresse. Ce sont des paumés de la vie, mais ils sont là et essayent d'avancer malgré tout. Ils inspirent de la pitié, ils sont ridicules, mais le regard que je porte sur eux n'est jamais méchant ni cruel, simplement humain. Des lecteurs ont trouvé «horrible, sans pitié», la manière dont je décris la mère de Maurice. Mais je l'aime bien, elle est victime, et en même temps je hais cette vieille qui n'a jamais pensé de sa vie. Elle est comme ça, il faut l'accepter et l'écrire. C'est une question d'équilibre: je ne veux pas prendre parti pour ou contre, mais demeurer dans l'indécis.

 

Une indécision qui renvoie le lecteur à sa responsabilité.

– Oui, c'est à lui de s'emparer du texte et de donner le rythme, de choisir son versant – grave ou drôle –, ou de vibrer dans les deux registres en même temps. Mais attention, il ne s'agit pas d'un effort intellectuel ni d'un concept, je veux raconter! Tout se passe dans l'immédiat, dans le mouvement même de la lecture.

 

Tous les lecteurs perçoivent-ils ces deux facettes?

– J'estime en effet que mes textes sont comiques et tristes à la fois. En France et en Suisse, les gens rient et cela me fait très plaisir. Mais en Allemagne, le côté comique n'est absolument pas perçu – on n'y voit pas non plus la profondeur de Robert Walser, mais seulement son côté léger. Le public francophone a un autre arrière-plan culturel et littéraire – le mot «caustique» n'existe pas en allemand, par exemple. Mais la traduction rend-elle mes livres plus drôles? Ou alors est-ce l'humour suisse qui est différent, puisque les Alémaniques rient aussi? Mystère!

 

Matthias Zschokke, Maurice à la poule, tr. de l'allemand par Patricia Zurcher, Ed. Zoé, 2009.

 

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