Le plaisir des questions

INTERVIEW La New-Yorkaise Siri Hustvedt signe avec «Plaidoyer pour Eros» un recueil d'essais lumineux, qui font écho aux enjeux de son oeuvre romanesque. Rencontre à Genève.

 

 

Elle discute avec chaleur et vivacité, généreuse, ses mains dessinant dans l'air des gestes qui rythment ses paroles: on reconnaît en l'écoutant sa manière toute personnelle de lier éléments biographiques et réflexions, enjeux intimes et intellectuels. Critique d'art et romancière américaine, Siri Hustvedt était de passage à Genève lundi, étape d'une tournée européenne qui l'a menée notamment aux Assises internationales du roman, à Lyon. Elle y participait à une table ronde autour des «livres dont le psychanalyste est le héros» avec les écrivains Hanif Kureishi et Michel Schneider. C'est que les questions de l'identité et du pouvoir du langage – via la littérature ou la psychanalyse – sont au coeur de son univers. Dans son dernier roman, Elégie pour un Américain, le personnage principal est d'ailleurs un psychiatre qui vient de perdre son père, confronté à de lourds secrets de famille et traumatisé par le 11-Septembre. Siri Hustvedt est fascinée par les arcanes de la psyché humaine. «Je lis sans cesse, je suis une étudiante perpétuelle et ces enjeux habitent mes fictions et mes essais», dit-elle.

On les retrouve en effet dans le recueil Plaidoyer pour Eros, où le souvenir et l'analyse se combinent, où l'émotion côtoie l'intellect. Echappant à toute classification figée, ces textes de réflexion écrits entre 1995 et 2004 offrent de lumineux échos à une oeuvre romanesque elle-même très documentée. L'auteure plonge ici dans les oeuvres de Charles Dickens et d'Henry James, sonde les tensions souterraines du Gatsby le magnifique de Fitzgerald, évoque les relations en miroir qui la lient à ses trois soeurs, interroge les perturbations de l'identité ou le fonctionnement du cerveau. Et si elle parle de ses origines norvégiennes et de son enfance dans le Minnesota, de son arrivée, étudiante, à New York où elle rencontrera son futur mari Paul Auster, ou encore du choc du 11-Septembre, c'est toujours en mettant ces anecdotes au service d'une interrogation plus vaste. Ainsi du magnifique «Extraits d'une histoire du moi blessé», qui clôt Plaidoyer pour Eros, où elle tente de définir sa relation à l'écriture. Interview.

 

Dans Plaidoyer pour Eros, l'écriture apparaît comme un instrument de connaissance et de révélation, un questionnement ouvert et permanent. En ce sens, votre dernier texte a presque valeur de manifeste...

Siri Hustvedt: Je l'ai écrit pour répondre à une commande d'un magazine littéraire norvégien, qui avait demandé à une série de personnes d'écrire leur autobiographie intellectuelle. J'avais commencé en citant les livres et les auteurs qui m'avaient marquée, mais j'ai vite trouvé cela banal et ennuyeux – tout le monde a lu les mêmes livres... Que signifie écrire, de quoi s'agit-il vraiment? J'ai finalement rédigé ce texte très émotionnel, qui ne donne pas de réponse: la nécessité d'écrire est une chose étrange, qui touche la partie la plus profonde de soi-même et mêle des aspects affectifs, psychologiques, neurobiologiques... C'est pour moi comme une sensibilité plus fine, liée à des blessures intimes autant qu'à une expérience physique – j'ai des migraines, des «épisodes» qui s'emparent de moi en situation de stress et que je tente de comprendre par la psychanalyse, la philosophie et la neurobiologie.

 

Vous reliez en effet votre expérience à une large réflexion sur l'identité et la perception, tout en laissant ces questions ouvertes, même dans vos essais.

– Je suis fascinée par tout ce qui concerne les gens. Qui sommes-nous? Pourquoi devenons-nous ce que nous sommes? Aucun modèle figé ne permet de l'expliquer complètement, et l'immense complexité du cerveau demande des modèles multiples: neurobiologie, psychologie, histoire, philosophie.... Il est important de tisser des liens entre nos îlots de connaissance. J'ai lu dernièrement beaucoup d'ouvrages sur le langage et les différentes parties du cerveau. La neuroscience de la perception et la philosophie peuvent par exemple expliquer la manière de regarder une oeuvre, les scènes de guerre peintes par Goya révèlent sa compréhension de la vision traumatisée telle que décrite par la neurobiologie...

Dans tout le recueil, je m'utilise comme un véhicule pour les idées. Un essai académique écrit à la troisième personne est une convention, une sorte de masque d'expertise qui ne m'intéresse pas. Je crois au «je» complexe de l'essai où, comme dans la fiction, on est quelqu'un d'autre. Ce «je» ne se place pas dans une position d'autorité et instaure un dialogue plus authentique avec les lecteurs. Montaigne est pour moi un modèle et j'y reviens sans cesse: il mêle essai personnel et scientifique hors de toute forme préétablie, dans le véritable sens d'essai – essayer, rechercher, explorer. Ce qui compte pour moi n'est pas de répondre à ces questions, mais le plaisir de s'y plonger.

 

Peut-on dire qu'en tant que romancière, vous essayez aussi différentes identités?

– Je recherche la vérité émotionnelle, et être un autre permet d'être plus vrai, plus profond: le décalage avec soi et la distorsion de la fiction sont libérateurs car ils autorisent des intuitions, éloignent l'autocensure. Quand je travaille surgissent des choses ambiguës, douloureuses, tristes, que je ne comprends pas vraiment. La mort de mon père a été un grand choc qui m'a poussée à écrire, par exemple; perdre un enfant est la pire chose qu'on puisse vivre, je l'ai imaginé dans Tout ce que j'aimais... Les éléments personnels deviennent de la fiction, mais ils doivent être radicalement transformés pour résonner juste. Il s'agit de tordre sa perspective, en prenant par exemple des points de vue très éloignés du mien – comme ceux d'un psychanalyste ou d'un vieux juif. Les thèmes de l'identité, du Moi vide, du double, sont par ailleurs très présents dans mes livres, qui sont eux-mêmes des sortes de miroirs où idées et thèmes se reflètent et se répondent.

 

Dans Tout ce que j'aimais, vous décrivez les peintures et installations de Bill – imaginaires. C'est une démarche étonnante. Quelle importance a pour vous cette dimension visuelle?

– Si je peignais, ce serait ce genre de choses! En moi cohabitent le verbal, la pensée – flexible –, et le visuel, plus ancien, primordial, plus statique, qui donne une très forte impulsion à mon travail: les images viennent d'abord, et je les décris. Je voyais la petite chambre dans la ferme de mes grands-parents, du café sur une table, et une fillette qui n'arrêtait pas de s'asseoir et de retomber – ainsi a démarré Elégie pour un Américain, duquel cette image est au final absente même si on en trouve des échos. Et c'est l'image obsédante d'une grosse femme allongée sur un lit, morte, qui a enclenché Tout ce que j'aimais. On en retrouve une trace dans les tableaux de Bill et dans les travaux de Violet sur les troubles alimentaires.

J'utilise les images car elles «parlent» plus que les personnages. Les oeuvres de Bill en savent davantage que lui au sujet de sa vie intérieure. Les boîtes qu'il crée ne racontent pas l'histoire de son fils Mark de façon directe, mais en sont une traduction artistique, un déplacement qui a finalement plus de pouvoir que si les choses étaient dites. Leo, critique d'art, est une sorte de lecteur des oeuvres de Bill, un analyste qui les interprète et y distingue des choses que l'artiste n'a pas mises intentionnellement. De multiples interprétations sont possibles. Dans un tiroir, Leo conserve des objets liés à des personnes disparues: s'il les réarrange et les met différemment en relation, il crée d'autres liens, déplace les perspectives. Ce tiroir est à propos de fictions multiples: il n'y a pas une seule vraie histoire.

 

Quand vous écrivez, les images en savent-elles aussi plus que les mots?

– En effet, je ne suis pas consciente tout de suite de leur signification. J'ai simplement vu ce tiroir et je me suis dit «c'est ça». Dans mon prochain livre, The Shaking Woman or The History of my Nerves, je parlerai du philosophe William James, frère d'Henry, qui a réfléchi à l'étrange chose d'écrire et de sentir que c'est «juste». Pourquoi? On ne sait pas. La théorie vient plus tard, elle restera toujours coupée de la réalité, de l'expérience du moment. Pour écrire, il faut beaucoup lire et faire confiance à ses tripes.

 

Que signifient les boîtes qui apparaissent si souvent dans vos romans?

– Elles évoquent la sensation très puissante qu'une grande partie de ce qui se passe en nous est caché et nous l'ignorons. Les boîtes dissimulent des secrets, avec leur connotation d'appréhension, de peur. Elles représentent aussi les cadres de référence, ce qui enferme: les boîtes dans lesquelles on range les expériences, souvent arbitraires mais nécessaires car nous sommes obligés de limiter notre vision, d'imposer un ordre à une réalité bien plus vaste qu'il est impossible d'embrasser en entier.

 

Siri Hustvedt, Plaidoyer pour Eros, tr. de  l'américain par Christine Le Boeuf, Actes Sud, 2009.

 

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