GENÈVE Yves Laplace signe une nouvelle version du terrible et lumineux «Fils de perdition», réédité par L'Aire, et publie un texte sur le fasciste Georges Oltramare dans le recueil «Je est un autre». Rencontre.

 

«Je n'aurais sans doute plus la force, la folie, la fureur d'écrire un tel roman, où l'infanticide précède le fratricide, où l'abus précède l'inceste», note Yves Laplace en préambule à Fils de perdition: paru en 1989 au Seuil, le roman vient d'être réédité aux Editions de L'Aire dans une version revue et corrigée par l'auteur, complétée par un dossier critique. Intense, sombre et incantatoire, Fils de perdition (Prix Schiller) emprunte son titre à l'Evangile de Jean. Dans le creuset d'une langue limpide et scandée, il fond thématiques bibliques et souvenirs d'enfance dans un récit qui tourne autour de la figure de Sylvain, enfant sacrifié né «le souffle coupé», handicapé et d'une lucidité surnaturelle. Le récit est pris en charge par une alternance de voix – la mère, le père, le frère et la soeur, l'ami, Sylvain lui-même, etc. – qui donnent peu à peu chair à l'intrigue, brassant thèmes quotidiens et mouvements des astres, faits divers et références à la Genèse et à l'Apocalypse, banale violence et éblouissement cosmique.

L'écrivain genevois signe également "Plaine des héros" dans le recueil Je est un autre, qui réunit des textes d'auteurs francophones à l'initiative des Français Michel Le Bris et Jean Rouaud. Tous deux sont à l'origine de Pour une littérature-monde qui, en 2007, en appelait à la naissance d'une littérature en français décentralisée et plurielle. Ce deuxième opus paraît à point nommé, alors qu'on célèbre le cinquantenaire des indépendances africaines et que la France se replie sur l'idée d'identité nationale. L'identité? «Chaque être est un mille-feuilles, autrement dit un livre composite, qui ne peut se réduire à cette fiction identitaire nationale», écrivent Le Bris et Rouaud. «Les romanciers ont appris à composer avec toutes ces voix de l'intérieur (...) qui se moquent des langues et des frontières.» Avec son texte sur le fasciste genevois Georges Oltramare, Yves Laplace est le seul auteur suisse à avoir contribué à Je est un autre. Rencontre.

 

Plus de vingt ans après, quel regard portez-vous sur Fils de perdition?

Yves Laplace: Je ne me défais jamais vraiment des textes publiés, toujours revisités. Fils de perdition a été un livre fondateur. Il est le premier où j'ai construit un dispositif qui exclut le narrateur: il n'y a pas ici de centre ou de parole qui fasse autorité, mais des voix qui traversent le livre comme elles ont traversé Sylvain et sont mises au compte d'un narrateur protéiforme, Arthur, synthétiseur de paroles qui s'inspire de l'ordinateur de 2001: l'Odyssée de l'espace – le livre a été écrit avant l'apparition du tout numérique et d'internet. Cette construction crée une sorte de jeu de pistes autour du narrateur, comme si la source du récit était introuvable.

J'ai voulu ce roman lumineux et noir à la fois. Mais je ne pense pas qu'il soit abscons même s'il a sa part d'obscurité, d'énigme, sans laquelle il n'y a pas de littérature. Les lieux et les ambiances sont ceux de mon enfance; Sylvain est l'enfant tué en moi, celui que l'on porte tous. La première figure d'enfant divin et sacrifié est celle du Christ; le «fils de perdition» vient avant le Christ, il est l'antéchrist, figure possible de l'ange déchu. Fils de perdition est guidé par une fable qui s'appuie sur une transposition de la Genèse et de l'Apocalypse, et les souvenirs d'enfance, précis, sont métamorphosés dans l'écriture et par cette fable.

 

Dans sa préface, l'écrivain Olivier Rolin parle de «parole métamorphisée».

– Le mot vient de métamorphisme, une transformation des roches sédimentaires en cristal. Il y a une dimension alchimique de l'écriture – dans le sens agnostique bien sûr. Trois temps sont incarnés et présents dans Fils de perdition, qui «métamorphise» ces trois dimensions: chaque être humain est porteur d'une culture avec ses mythes, religions et croyances, tout en étant contemporain de l'histoire et projeté vers l'avenir. Le roman allie ainsi des éléments de mon enfance, situés durant le dernier tiers du XXe siècle, au Nouveau Testament, écrit aux Ie et IIe siècles, et dont les aspects visionnaires ouvrent à un sentiment cosmique. C'est entre 5 et 7 ans qu'on éprouve ces premières émotions métaphysique, soit à l'âge de Sylvain...

 

Le roman lui-même ne contient-il pas son lot d'éléments visionnaires?

– En effet. Le synthétiseur de parole Arthur reflète l'intuition de la numérisation à venir du monde. Le chaos, la pollution, la transposition de l'Apocalypse et ce Jardin pourri, détruit ou en passe de l'être... tout ceci a des accents très actuels. Sans parler du sentiment d'abus très fort qui traverse le livre sans se référer à rien de vraiment explicite. Une thématique liée par ailleurs au clergé, Sylvain étant abusé par les prêtres en charge de l'Institut médico-pédagogique... Mais est-ce la réalité, ou est-ce truqué par Arthur?

 

Quant à «Plaine des héros», il tourne autour du fasciste genevois Georges Oltramare, qui semble s'opposer à la figure innocente de Sylvain...

– Ce texte est le début d'un roman en cours d'écriture autour de Georges Oltramare et des années 1930-40, entre Genève et Paris – où il réside pendant la collaboration. Il s'inscrit donc bien dans Je est un autre, réponse littéraire très fine au débat actuel sur l'identité nationale en France.

Fondateur du journal Le Pilori, écrivain et politicien genevois, Oltramare partage les mêmes intérêts que moi pour la littérature et le théâtre, mais il a pris un engagement politique révulsant: c'est une sorte d'antimodèle. C'était aussi un pamphlétaire doué, aux accents céliniens. L'une des intuitions de mon texte est précisément la jalousie qu'il éprouvait envers Céline. Ils ont partagé les mêmes errements politiques, se sont croisés à Sigmaringen, ont connu la prison, mais Oltramare ne laisse pas derrière lui d'oeuvre majeure.

 

Pourquoi choisir la forme du dialogue?

– Il y a en effet une dimension théâtrale affirmée: la figure d'Oltramare apparaît au fil d'une sorte de faux dialogue entre le narrateur et un «autre» – façon de montrer qu'il ne s'agit pas d'une biographie ni d'une variation romanesque mais d'un discours sur Oltramare, d'une mise en perspective. Cela permet aussi des liens avec l'actualité. Oltramare n'a jamais été clairement condamné et les idées d'extrême droite n'ont cessé de ressurgir dans le débat public à Genève. Vigilance, le Parti des automobilistes, l'UDC ou le MCG n'ont jamais désavoué ni clairement éliminé de leur discours certaines dérives antisémites ou populistes. Et la droite dure a toujours une sorte d'admiration pour Oltramare, sinon pour ses diatribes fascistes.

 

Yves Laplace, Fils de perdition, Ed. de L'Aire, coll. «L'Aire bleue» n° 100, Vevey, 2010, 294 pp.

Les Larmes d'Arshavin, Ed. de L'Aire, coll. «L'Aire bleue», 2009, 100 pp. Egalement arbitre de football, Yves Laplace évoque dans ces chroniques l'Euro 2008 au jour le jour.

Je est un autre. Pour une identité-monde, collectif sous la direction de Michel Le Bris et Jean Rouaud, Ed. Gallimard, Paris.

 

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