Dans la peau de Mario Bellatin

BELLINZONE Le Mexique est l'invité d'honneur du 5e Festival Babel. Entretien avec Mario Bellatin, qui sera du voyage aux côtés d'autres écrivains prestigieux comme Guillermo Arriaga et Paco Ignacio Taibo II.

 

Après la Russie en 2009, ce sera au Mexique de faire battre le coeur de Bellinzone le week-end prochain: du 23 au 26 septembre 2010, des auteurs et des traducteurs parmi les plus importants des lettres mexicaines actuelles sont invités à parler de leurs oeuvres et de leur métier dans la cité tessinoise. Pour sa 5e édition, le festival de littérature et traduction Babel a concocté un programme qui fait rêver. Guillermo Arriaga, écrivain culte, scénariste et réalisateur1, côtoiera l'auteur de polars atypiques Paco Ignacio Taibo II, créateur du détective errant Hector Belascoaran; on écoutera notamment le grand poète Fabio Morábito, traducteur en espagnol de l'oeuvre complète d'Eugenio Montale, mais aussi Cristina Rivera Garza, Margo Glanz, Juan Villoro et Maurizio Braucci – ces derniers participeront à un hommage à Roberto Bolaño. Enfin, Mario Bellatin dialoguera avec sa traductrice Vittoria Martinetto, avant un passage en Suisse romande à la fin du mois.

Né en 1960 à Mexico, Bellatin est l'auteur d'une oeuvre fascinante, qui joue avec les frontières entre réalité et fiction et développe, dans une écriture dépouillée et fragmentaire, un univers troublant d'impostures décalées. C'est qu'il remet sans cesse en question le pacte qui lie le lecteur à l'auteur. Il signe la biographie d'un écrivain japonais imaginaire dans Shiki Nagaoka: un nez de fiction; dans Jacob le mutant, il suit la trace d'un roman (fictif) du bien réel Joseph Roth; Le Jardin de la dame Murakami est une parodie de roman japonais, «fausse traduction» qui s'accompagne d'un insolite arsenal de notes en bas de pages, et où l'auteur se présente comme «traducteur de livres qui n'ont jamais existé»... L'écrivain argentin Alan Pauls souligne son «art diabolique de la construction» et un «traitement élégant et anorexique de la langue», qui tirent la fiction dans un domaine neuf et étrange.

Plusieurs de ses romans sont habités par des personnages d'écrivains frappés de particularités physiques: un nez immense dans Shiki Nagaoka, une prothèse dans Flore ou dans Leçon pour un lièvre mort, où la main artificielle directement branchée sur le cerveau de l'auteur semble être le déclencheur de l'écriture. Y a-t-il un lien entre écriture et défauts physiques? «Je ne le sais pas moi-même!», répond-il, sibyllin, quand on lui pose la question. «Quand j'écris, cet élément n'est pour moi qu'un prétexte afin de garder l'attention du lecteur captive du début à la fin.»

De la biographie de Mario Bellatin, on sait peu de choses: il la réinvente au fil des interviews. L'essentiel, ce sont les livres et les idées, non les auteurs. Il a ainsi organisé à Paris un Congrès de littérature mexicaine avec uniquement des «doubles» d'écrivains – des acteurs préparés par les auteurs afin de relayer fidèlement leur pensée. Une action très mal accueillie par les journalistes, ce qui tendrait à prouver l'intérêt d'un tel congrès... Entretien.

 

Vos romans rompent avec les conventions narratives. Une manière de remettre en cause la fiction «classique»?

Mario Bellatin: Ce serait le cas si je pensais l'écriture en tant que littérature, c'est-à-dire si j'étais en train de construire mon travail à partir du monde extérieur. Mais j'essaie de trouver une écriture personnelle, et les résultats doivent être considérés selon la fidélité des textes à leurs propres principes. Pour moi, une oeuvre véritable se trouve toujours dans ce qui n'est pas présent – à l'image d'un miracle, qui est souligné par la normalité du monde dans lequel il surgit.

 

Vos récits non linéaires et fragmentaires déroutent les attentes des lecteurs. Est-ce pour mieux questionner une façon de lire le monde, de percevoir l'a-normalité?

– Tout à fait. C'est d'ailleurs à cela que servent les livres et l'art en général: à mieux comprendre la réalité à partir de sa négation apparente. Et l'insolite, lorsqu'il apparaît soudain, est aussi l'une des variantes les plus subtiles de l'humour.

 

Votre prochain roman sera traduit en français, puis cette translation sera considérée comme l'original et la version espagnole détruite. Pourquoi ce détour?

– Je crois que ce que dit un texte est plus intéressant que ce que désire exprimer un auteur. Pour cette raison, j'aimerais avoir confiance dans le fait que plus on traduit une oeuvre, plus elle s'éloignera de son créateur pour s'approcher d'elle-même.

 

Votre personnage Nagaoka Shiki écrit d'ailleurs un livre dans «aucune langue connue», et tout ce qui sort de sa plume «ressemble à une traduction»...

– C'est qu'il est impossible de saisir directement le réel. En revanche, nous pouvons apprécier la réalité à travers une oeuvre d'art; ses nuances différentes nous permettent de prendre conscience de possibles lignes de lectures – ce qui s'avère parfois confus et équivoque dans le monde réel. Je ne crois pas que le langage des mots puisse tout exprimer, c'est précisément pour cela que j'essaie de le réduire au minimum. Cependant, quand j'utilise la photo ou la mise en scène, je n'ai pas l'impression d'avoir recours à d'autres formes d'art: c'est plutôt une façon différente de continuer à écrire, presque de manière classique.

 

Vous avez fondé et dirigez la Escuela Dinámica de Escritores (Ecole Dynamique des écrivains). Qu'est-ce?

– C'est un espace vide où cinquante-cinq créateurs de différents domaines réalisent un travail en collaboration avec trente créateurs intéressés par l'écriture. Il s'agit d'un lieu qui part de l'idée qu'on ne peut pas enseigner l'écriture et où il n'existe qu'une interdiction: celle d'écrire.

 

Babel, Festival de littérature et traduction, du 23 au 26 septembre 2010 à Bellinzone (TI). Dialogues entre écrivains et traducteurs, expositions, workshops de traduction, cycle de films, etc. Programme complet: www.babelfestival.com

1) Arriaga a notamment écrit les scénarios de Babel et Amores Perros, d'Alejandro González Iñárritu. Il a réalisé The Burning Plain (Loin de la terre brûlée), inédit en France.

Rencontres avec Mario Bellatin: di 26 septembre à Bellinzone: l'écrivain mexicain dialoguera avec sa traductrice en italien Vittoria Martinetto (Teatro Sociale, 16h). En Suisse romande: ma 28 septembre à Genève: Mario Bellatin et son traducteur en français André Gabastou seront à la Librairie Albatros (6 rue Charles-Humbert, 19h); me 29 septembre à Lausanne: rencontre avec Bellatin et Gabastou à la Librairie Payot (4 place Pépinet, 19h).

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