Max Jacob, écrivain cubiste

ANTHOLOGIE  Les «Œuvres» du peintre et écrivain ami de Picasso sont réunies en un seul volume, qui éclaire sa cohérence artistique. Entretien avec Antonio Rodriguez, responsable de cette édition.

 

 

C’est un magnifique volume, qui réunit pour la première fois un choix des textes protéiformes de Max Jacob (1876-1944). Poèmes et proses poétiques, contes et récits, méditations spirituelles, essais, portraits, fausses correspondances: autant de facettes d’un même projet artistique. Car en 1907 déjà, Max Jacob évoque clairement ses intentions esthétiques, relève Antonio Rodriguez, professeur à l’université de Lausanne, qui a établi cette édition et en signe la présentation ainsi que d’éclairants repères biographiques. «Il développe son ‘art du doute’, parle de la construction des personnages, du trouble entre rêve et réalité, formulant un credo esthétique qui touche autant sa prose que ses poèmes et qu’il respectera jusqu’à sa mort en 1944.» Ce recueil des Œuvres permet ainsi de montrer la cohérence entre le projet théorique de Jacob et son écriture.

Peintre et écrivain, proche ami de Pablo Picasso, Max Jacob est une figure centrale du Montmartre du début du XXe siècle où il côtoie André Salmon, Pierre Reverdy, André Derain, Pierre Mac Orlan ou Matisse, pour ne citer qu’eux. Précurseur du surréalisme, homosexuel, juif converti au catholicisme, il sera déporté à Drancy en 1944 où il décède des suites d’une pneumonie. «S’il a beaucoup fait parler de lui pour sa vie riche en événements marquants, on a parfois un peu oublié son œuvre», note Antonio Rodriguez. Une injustice à présent réparée. Interview.

Quelle a été la genèse de ce volume?

Antonio Rodriguez: L’idée était de faire redécouvrir les textes dans une édition corrigée, afin de retrouver la saveur de l’œuvre et de faire entrer les lecteurs dans son univers. J’ai choisi de publier l’essentiel de ses textes, non la totalité; et cela permet de dépasser la dispersion des différentes collections prestigieuses. Outre les fautes de saisie, certaines strophes étaient mélangées d’un poème à l’autre, les recueils réorganisés après sa mort... Il a fallu reprendre les dernières versions revues par l’auteur, corriger les fautes: un long travail de trois ans. J’ai trouvé plusieurs inédits, dont «Méditations sur le chemin de croix» publié ici: une lecture non canonique des Evangiles, projet de 1939 chez Gallimard qui n’avait pas vu le jour à cause de la guerre.

Il s’agissait aussi de relier l’histoire de la peinture et de la littérature. Avant la Première Guerre mondiale, Jacob a publié plusieurs titres aux éditions d’art Kahnweiler, avec des gravures originales de Picasso et Derain, qui contenaient déjà toute son esthétique.

Quelle était sa propre ambition en tant que peintre? Quel lien peut-on faire entre ses activités picturales et littéraires?

– Picasso est pour Jacob une influence majeure. Il est son premier ami français, son témoin de mariage, il est présent quand il peint Les Demoiselles d’Avignon auquel il donne une partie du titre. Ils se réunissent souvent en compagnie d’Apollinaire, Salmon, Braque, discutant des enjeux de l’esthétique moderne; chaque portrait que Picasso peint de Jacob marque pour le peintre un tournant. Mais Jacob se rend vite compte qu’il ne sera jamais à la hauteur de son ami. Pourtant, il est un peintre reconnu et, de 1928 à 1932, expose dans de grandes galeries et même à New York.

Il se dit cubiste surtout en littérature: la déstructuration de la perspective trouve son parallèle dans la déstructuration de l’intrigue chez Jacob. Il adore raconter des histoires et le fait à merveille, commençant par écrire de délicieux contes pour enfants, avec une logique traditionnelle. Mais dès 1907-1909, l’intrigue est démontée et remontée autrement.

Une démarche très contemporaine...

– On l’a un peu oublié, mais sa génération annonce le Nouveau Roman. Jacob critique déjà Balzac, découvre Sarraute en 1939, s’en prend au narrateur, démystifie l’auteur démiurge, crée des romans sans intrigues, défait les genres. Comme les peintres cubistes, les écrivains ont tous les droits et déjouent les représentations trop directes.

Max Jacob a influencé les surréalistes avant de s’en démarquer. Qu’est-ce qui les distingue?

– Il aura une influence importante sur plusieurs générations. Celle des surréalistes après la Première Guerre mondiale, celle de Jean Follain dans les années 1930, les poètes de l’Ecole de Rochefort plus tard. Il était perçu comme un maître de la poésie et de l’art moderne par les surréalistes avant 1920, au moment où ils s’en prennent aux cubistes – «Vivent les concubines et les concubistes», selon leur formule.

Même si l’écriture de Jacob intègre le rêve et sa logique, des atmosphères troubles, l’absurde, plusieurs éléments le distinguent du surréalisme. Il refuse l’écriture automatique: écrire est pour lui un acte de volonté. Si l’écriture permet de se libérer d’une réalité univoque et logique, il ne pense pas en termes d’inconscient: pour lui, il n’y a pas de conflits pulsionnels mais des degrés de réalité qu’il faut explorer. Autre différence: c’est un homme de cœur, les surréalistes jouent souvent de la terreur, des jugements et des exclusions.

L’humour est omniprésent dans son œuvre. Que dire de sa façon particulière de déjouer les attentes du lecteur?

– C’est le trait poétique majeur de Jacob: commencer une histoire puis dévier, de manière souvent cocasse. Il joue sur de petits décrochages avec beaucoup de finesse. Chutes en queue de poisson et glissements absurdes créent d’abord une impression étrange, puis du plaisir. C’est là son «art du doute»: il faut décevoir le lecteur pour qu’il éprouve ensuite du plaisir à voir le récit se défaire de l’intérieur. Ainsi, «Le promeneur non solitaire» donne l’illusion du conte puis se met à dérailler. En 1917, dans un contexte de deuil généralisé, il publie «Le Cornet à dés» qui commence par des textes sur la guerre, et notamment «Fausses nouvelles! Fosses nouvelles!»: il y raconte un épisode de la «guerre des Balcons» se déroulant à l’Opéra...

Ces procédés créent un sentiment de flottement, d’ouverture. Une manière de mettre le lecteur en mouvement?

– Il voulait en effet provoquer le mouvement pour susciter l’émotion, mouvoir avant d’émouvoir: il s’agit de déplacer, de faire voyager le lecteur, qui éprouvera alors une émotion intense. Cela rejoint la peinture cubiste, qui dérègle en profondeur pour créer une autre dynamique visuelle et construire un nouveau monde.

Son humour n’est pas sans rappeler celui d’un Cingria.

– Ils étaient très amis et partagent un même esprit. Jacob aurait pu se réfugier en Suisse lors de la Seconde Guerre mondiale. Mais il n’a pas voulu quitter Saint-Benoît-sur-Loire.

Il se convertit au catholicisme après une révélation. On est frappé par son va-et-vient entre Paris et Saint-Benoît-sur-Loire, entre sa vie mondaine et l’ascèse d’une cellule et de l’écriture.

– Il est toujours dans l’entre-deux, pétri de paradoxes – festif et mystique, catholique et juif, victime et ambitieux. La cohérence de l’ensemble tient dans l’idée qu’on est authentique seulement quand on montre ses masques: alors peut apparaître une certaine vérité. Jacob écrit beaucoup sur le mal de la bourgeoisie – son milieu – vu de l’intérieur, en montrant à quel point ses façades sont destructrices. «Une personnalité n’est qu’une erreur persistante», écrit-il. A nouveau, cet éclatement du sujet, cette idée de l’identité et du montage, le recyclage des genres et l’ironie permanente semblent aujourd’hui bien postmodernes.

 

Max Jacob, Oeuvres, édition établie, présentée et annotée par Antonio Rodriguez, préface de Guy Gofette, coll. Quarto, Editions Gallimard, 2012, 1819 pp.

http://www.lecourrier.ch/104308/max_jacob_ecrivain_cubiste