INTERVIEW Roger-Louis Junod revient sur son parcours littéraire à l’occasion de la parution d’un recueil de nouvelles d’anticipation et de la réédition de son roman phare.

 

Au bout du fil, la voix est claire et posée: Roger-Louis Junod voyage au fil de ses livres et du temps avec précision, enthousiasme et une touche d’humour. Né en 1923 à Corgémont, dans le Jura bernois, romancier, professeur et critique littéraire – il a notamment signé une monographie sur Alice Rivaz en 1980 –, il évoque son travail à l’occasion de la parution de deux de ses ouvrages cet hiver.

Un recueil de nouvelles tout d’abord: La Grande Révolution de la fin du siècle rassemble neuf récits qui se déroulent entre 2064 et 2166, et ont pour toile de fond l’utopie du distributisme chère à l’auteur, soit un régime économique pensé pour répondre aux besoins de tous et capable de mettre fin à la misère dans nos sociétés d’abondance (1). La réédition de Parcours dans un miroir ensuite, qui met en scène un écrivain, Jérôme Wavre, tentant de faire de son journal intime une œuvre littéraire. Sa prose – souvenirs d’enfance, entre une mère dépressive et un père qui finira par se suicider, rencontre avec sa fiancée Hélène, etc. – alterne ainsi avec le récit de son quotidien, qu’il finira par saboter en projetant sur sa compagne ses peurs et ses échecs. Roger-Louis Junod construit sa tragédie comme une mécanique de précision, où la voiture du couple, véritable personnage, jouera d’ailleurs un rôle majeur. Sombre et prenant, Parcours dans un miroir est réédité chez Infolio, comme le seront ses cinq autres romans, à l’initiative de l’auteur et critique Patrick Amstutz. Entretien.

Parcours dans un miroir est paru en 1962 chez Gallimard. Qu’est-ce que cela représentait pour vous?

Roger-Louis Junod: J’avais simplement envoyé mon manuscrit par la poste, et j’ai reçu un courrier de Gallimard: j’avais l’immense chance de le voir accepté par le comité de lecture. Ça a été un choc. J’osais à peine m’y attendre. Etre édité en France était rare: mon ami Yves Velan avait publié Je au Seuil, Jean-Pierre Monnier était chez Plon, Georges Ottilo chez Gallimard. Parcours dans un miroir n’a pas rencontré de succès critique en France et les ventes en librairies ont été minces. Mais il m’a apporté une grande reconnaissance en Suisse romande. Le suivant, Les Enfants du roi Marc, a été accepté par le comité de lecture mais refusé par l’instance commerciale, m’a dit Jean Roudaut. Par la suite, j’ai envoyé comme convenu tous mes manuscrits d’abord à Gallimard, mais en vain.

Plusieurs de vos romans mettent en scène une figure d’écrivain...

– En effet. On pourrait dire que le Matthieu Lombard des Enfants du roi Marc est la version positive de Jérôme Wavre. Pour moi, le monde de la littérature est au moins aussi réel que le monde phénoménal dans lequel nous vivons. Le personnage de Jérôme Wavre évoque une situation très autobiographique. Depuis mes 15 ans, j’avais toutes sortes de raisons de croire que ma vie ne prendrait un sens que si j’écrivais et publiais des romans, tout comme lui. Ensuite, que des gens comme Patrick Amstutz s’amourachent de mes livres au point de les rééditer est une joie à laquelle je n’aurais osé penser.

Vous avez aussi écrit plusieurs fictions à connotation politique. Comment avez-vous réussi à allier engagement et littérature?

– J’ai eu une première révélation capitale à la lecture d’Une Suisse au-dessus de tout soupçon de Jean Ziegler. Je me suis dit que le banquier pouvait être considéré comme le personnage le plus représentatif de la Suisse, à travers lequel se posent et se résolvent les problèmes de la nation et de la population. Dans le Cerveau du monstre évoque un jeune banquier genevois qui tente de sauver le monde à sa façon... On redoutait que le roman soit lapidé. Quand j’ai été invité aux Journées littéraires de Soleure, Claude Frochaux – mon éditeur chez L’Age d’Homme – avait prié Jean Ziegler de venir le présenter et le défendre. «Le livre de Junod est formidable, tout le monde doit le lire», avait-il dit avec son accent parisien (rire). La critique a ensuite estimé que j’avais trahi la cause de la littérature en écrivant un roman engagé. Mais je réfute cela.

Et pourquoi écrire sur le distributisme?

– Peu après la parution de Dans le Cerveau du monstre, j’ai découvert cette théorie et j’ai voulu en faire le sujet de mes romans pour favoriser une transformation politique des sociétés. Il me semblait important d’informer de l’existence d’un système qui permette à chacun de satisfaire ses besoins élémentaires toute sa vie durant. Tout le monde dénonce bruyamment la faillite du capitalisme – Pascal Bruckner, Marek Halter, Stéphane Hessel –, mais personne ne propose de thérapie. L’économie distributive est méconnue mais je pense qu’elle résoudra les problèmes actuels. J’ai donc publié Nouvelle donne en Arkadie, puis les nouvelles de La Grande Révolution de la fin du siècle, écrites entre 2005 et 2007, qui évoquent différents aspects de cette société future.

Vous avez été très actif dans le milieu littéraire, notamment dans le cadre des Rencontres poétiques internationales, créées par votre épouse Lucette Junod.

– Elle avait été invitée aux Rencontres poétiques internationales de Struga, en Macédoine, où la poésie est très populaire. Quand elle est rentrée, elle a voulu fonder quelque chose d’analogue en Suisse, impressionnée par ce qu’avait réalisé un pays alors en voie de développement. Elle a réservé toutes les chambres du plus grand hôtel d’Yverdon pour l’automne suivant. Qui allait les payer? «Les questions d’argent se résolvent toujours», a-t-elle dit. Elle les a merveilleusement résolues, et nous avons poursuivi l’aventure pendant près de vingt ans, soutenus par communes et cantons. Dès 1984, nous avons organisé tous les deux ans des rencontres avec une quarantaine de poètes d’Europe et du Canada. Elles débouchaient sur la publication des poèmes dans leur langue originale et en traduction. Nous décernions aussi des prix.

Que pensez-vous de la littérature romande aujourd’hui?

– Je la suis mal car je suis presque aveugle. Mais je crois que la situation de nos écrivains reste ce qu’elle a été depuis la Seconde Guerre mondiale: nous avons peu de lecteurs. Quand des gens cultivés me disent ne pas connaître Gaston Cherpillod, par exemple, je n’en reviens pas. On est dans un désert aride, même si l’épisode de Nicolas Bouvier a été important. Il n’y a aucune promotion systématique des livres des écrivains romands. Les libraires ont intérêt à vendre les titres dont on parle, et ceux-ci sont souvent publiés par Galligrasseuil... Mais on n’est pas totalement abandonnés et les éditeurs persistent courageusement, souvent à leurs dépens!

 

1. Voir le texte de Roger-Louis Junod sur le distributisme sur www.roger-louis-junod.sitew.com

Roger-Louis Junod, Parcours dans un miroir, postface de Philippe Renaud, Ed. Infolio, 2013, 275 pp. (édition originale: Gallimard, 1962) et La Grande Révolution de la fin du siècle, Ed. Alphil, 2013, 104 pp.

http://www.lecourrier.ch/118555/de_l_ecriture_a_l_utopie