L’ombre et l’émerveillement

LA PLEIADE Le volume rassemble 28 recueils du poète vaudois Philippe Jaccottet, soit un demi-siècle d’écriture enfin mis en lumière. Entretien avec José-Flore Tappy, responsable de cette édition.

 

Il a reçu le Grand Prix suisse de littérature pour l’ensemble de son œuvre jeudi, le jour même de la sortie en librairie de ses œuvres dans La Pléiade. Après Rousseau, Ramuz et Cendrars, Philippe Jaccottet est le quatrième écrivain suisse à être publié dans la prestigieuse collection de Gallimard, et le quinzième auteur à avoir cet honneur de son vivant. Un privilège qui a permis au poète né à Moudon en 1925 de choisir lui-même le corpus de textes qui figurent dans le beau volume papier bible, relié pleine peau. Celui-ci rassemble donc toute son œuvre «de création» et laisse de côté son vaste travail de critique et de traducteur, ainsi que certains textes de circonstance. De L’Effraie et autres poésies (1953) à Couleur de terre (2009), il réunit 28 recueils auxquels s’ajoutent quatre appendices. Ce demi-siècle d’écriture, Philippe Jaccottet a voulu l’agencer selon la chronologie des publications initiales, occultée parfois par des reprises éditoriales ultérieures.

Pour mener à bien cette édition scientifique, il a choisi José-Flore Tappy, poète et collaboratrice scientifique au Centre de recherches sur les lettres romandes (CRLR) de l’Université de Lausanne, spécialiste de son œuvre. Pour ce chantier, qui a duré cinq ans, elle s’est entourée des Français Hervé Ferrage et Jean-Marc Sourdillon, avec la collaboration pour la dernière année de Doris Jakubec, spécialiste de littérature romande. Les lignes du poète sont ainsi éclairées par 250 pages d’un appareil critique accessible à un large public. Enfin, Philippe Jaccottet a demandé une préface à son traducteur en italien, le poète tessinois Fabio Pusterla. C’est donc sur un terrain familier, tissé de liens amicaux et poétiques, qu’a pris forme le travail scientifique effectué ensuite en toute liberté. Entretien avec José-Flore Tappy.

Philippe Jaccottet vous a laissé carte blanche dans l’accès à ses archives, ce qui est rare. Comment avez-vous travaillé? Qu’avez-vous découvert grâce à ce fonds?

José-Flore Tappy: Philippe Jaccottet n’est pas intrusif et avait confiance en nous. Il a relu nos commentaires définitifs en respectant l’indépendance de la démarche critique. Une attitude à la hauteur d’un homme qui se concentre sur des choses plus importantes que la maîtrise d’une image de soi ou d’une posture publique. Le fonds lui-même est un matériau de premier plan pour enrichir le discours critique. Mais «l’atelier» n’explique pas l’œuvre accomplie. L’idée était plutôt de partir de l’œuvre et des questions qu’elle soulève pour remonter à leurs ébauches, observant les écarts, les variantes, les transformations. Les manuscrits ont permis de fonder certaines intuitions.  

Un exemple?

– La brève suite de poèmes intitulée «A la lumière d’hiver», peu retravaillée sur manuscrit, a été en revanche maintes et maintes fois recommencée. Il en existe de nombreuses versions, sur près de 200 pages… A l’inverse, le recueil Leçons, 23 poèmes, est issu d’un manuscrit considérable extrêmement raturé. Difficile à imaginer, quand on tient le livre entre les mains. Entre émotion pure et réflexion, Jaccottet cherche l’exactitude, soucieux de ne jamais laisser la virtuosité de la forme l’emporter sur la nécessité intérieure.  

En quoi cette édition renouvelle-t-elle le regard sur l’œuvre de Jaccottet?

– Mis bout à bout, les textes s’appellent et se répondent, avec un effet de miroir. On perd, certes, en pauses et en silence, en espace visuel. Mais les recueils entrent en résonance. Et puis l’ordre chronologique est important: nous sommes partis des versions définitives mais replacées à leur date de première publication, ce qui permet de suivre le parcours réel d’une œuvre. A la demande de Jaccottet, nous n’avons pas donné comme un texte à part les notes de La Semaison mais les avons placées à leur dates respectives de publication, entre les recueils. Montrant par là l’interaction entre les deux modes d’écriture.

L’œuvre est précédée d’une chronologie que Jaccottet a souhaitée aussi détaillée que possible. Il a même tenu à certains ajouts, insistant sur ses années de formation en Suisse romande, et s’acquittant de certaines dettes en rendant hommage à des poètes, des éditeurs, des amis qui ont joué dans son parcours un rôle décisif, comme Roud et Mermod, Henri Thomas et Marcel Arland, Pierre-Albert Jourdan, ou l’éditeur Jean Hutter… Ce contexte peu connu du public français permet de mieux comprendre d’où vient une telle poésie. Jaccottet a quitté la Suisse romande comme il quittera plus tard Paris, mais il n’a jamais rompu les liens.

Vous brisez aussi le mythe du poète retiré du monde...

– En effet, son installation à Grignan n’a rien d’un «retour au vert». Il a pris part à la vie littéraire, collaborant à des journaux, des revues, traduisant abondamment et les plus grands  – Musil, Hölderlin, Rilke, Homère ou Ungaretti… et il a consacré de très remarquables essais critiques à la littérature contemporaine. Jaccottet est un écrivain attentif, généreux de sa plume et de son temps, toujours concerné mais avec recul et distance critique. C’est un poète de la nuance et du discernement.

Tout entier dans une quête du mot juste, il se tient dans un équilibre entre doute et certitude. Le poème n’est pas un aboutissement mais un questionnement perpétuel. Une posture éthique avant d’être poétique?

– Les deux ensemble. Son œuvre nous offre une leçon exemplaire. Comment dépasser l’indignation, le découragement, un sentiment d’impuissance, comment mettre en balance la laideur et la beauté, quand le langage semble si dérisoire? C’est un peu le propos d’A travers un verger, où le poète soulève de nombreuses questions existentielles, en quête d’une réponse éthique. Notez le «à travers» du titre: le regard ne s’arrête pas au verger, il le traverse et le dépasse – de même qu’«à travers» les arbres affleure tout autre chose que la simple beauté des fleurs. C’est ce mouvement qui compte. L’œuvre de Jaccottet met en mouvement les expériences, cherchant par la poésie à concilier des sentiments contradictoires, à nouer des moments de l’existence intenses et incompatibles. Une façon de maintenir la confiance, et face au pire de célébrer, ou rappeler inlassablement la lumière.

 

Philippe Jaccottet, Œuvres, Editions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2014, 1728 pp.

Expo.

Jusqu’au 26 février 2014, la librairie Le Vent des routes accueille une exposition de plus de 80 ouvrages de et à propos du poète, et de documents inédits (50 rue des Bains, Genève).

Lecture de Jaccottet.

Lu 24 mars à 19h, le poète lira ses œuvres au Théâtre de Vidy à Lausanne; avec une présentation du volume de la Pléiade par l’équipe éditoriale.

http://www.lecourrier.ch/118716/l_ombre_et_l_emerveillement