La voix d’une vallée perdue


Rien ne relie a priori Don Tommaso Barbisio et Anna Maria. Le prêtre piémontais est raffiné, joue du violon, impressionne par sa culture et son éloquence. Veuve et analphabète, la vieille femme vit seule avec son petit-fils Pierino dans un village reculé de Suisse italienne. Leurs chemins se croiseront pourtant quand Don Tommaso, tombé en disgrâce pour une affaire de mœurs, se retrouve affecté à la cure de ce village perdu: c’est Anna Maria qu’il engage comme servante. Intrigué par sa réserve, par sa mélancolie résignée, par sa solitude et l’ostracisme qu’elle subit de la part des autres villageois, il tente de s’informer mais se heurte au silence des voisins. Dans ce Tessin rural et pauvre du milieu du XIXe siècle, les haines sont tenaces et se transmettent de père en fils. Qu’a donc pu commettre la vieille femme? Au fil des mois, le prêtre apprivoise l’enfant et sa grand-mère qui accepte de lui raconter son histoire. Cette rencontre transformera leur vie.
Si la figure de Don Tommasio est inventée, celle d’Anna Maria est bien réelle et les méfaits de son mari Pietro, racontés oralement depuis des générations, sont à l’origine d’une légende tessinoise qui a baigné l’enfance de Daniel Maggetti. Auteur de Chambre 112 ou des Créatures du Bon Dieu et directeur du Centre de recherches sur les lettres romandes, il a enquêté sur l’arrière-plan historique de cette ­affaire – qui mêle meurtre, vols et contrebande et a touché de nombreuses familles de la région – avant d’imaginer un dispositif littéraire qui lui permette d’entrelacer les points de vue et les époques, ménageant son suspens tout en enrichissant son récit.
Envoûtant, La Veuve à l’enfant tient de la tragédie. Dans un univers paysan soumis à une nature grandiose et souvent hostile, les destins individuels pèsent peu face au poids de la communauté et les malédictions traversent les âges. Anna Maria surgit comme une figure de l’innocence injustement punie, subtil écho à la sainte Agathe martyrisée représentée sur une fresque du XVe admirée par Don Tommaso et reproduite en couverture: «l’infâme», la vedova nera n’était qu’une jeune femme confiante que son amour pour Pietro a rendue aveugle aux mensonges et à l’avidité de son entourage.
La prose de Daniel Maggetti est ample et rapide, ses phrases ­sinueuses se déploient en longs paragraphes, blocs parfaitement sculptés dont le rythme et la limpidité évoquent un torrent de montagne, comme s’il avait capté la voix de la vallée. Impression sensuelle accentuée encore par son usage de termes en italien et dialecte tessinois, langue de l’enfance, qui donnent à cette pulsation intime une résonance profonde.    


DANIEL MAGGETTI, LA VEUVE à L’ENFANT, ED. ZOE, 2015, 141 PP.
Extrait du roman à découvrir sur www.lecourrier.ch/auteursCH