Tsvetaieva «danseuse de l’âme»

Alors que Frédéric Pajak lui consacre le 7e tome de son "Manifeste incertain", ses "Grands poèmes" paraissent aux Editions des Syrtes. Gros plan sur l’immense poète russe.

Tsvetaieva «danseuse de l'âme»
De Saint-Pétersbourg à Taroussa, de la Crimée à la banlieue parisienne, Frédéric Pajak part sur les traces de Marina Tsvetaieva et donne chair à son «immense poésie». FRÉDÉRIC PAJAK

A première vue, elles n’ont pas grand-chose en commun. Née à Amherst, Massachusetts. dans une famille aisée, Emily Dickinson (1830-1886) a vécu une existence introvertie et recluse dans la maison familiale. Prise dans la tourmente révolutionnaire du début du XXe siècle, la Russe Marina Tsvetaieva (1892-1941) connaît quant à elle l’exil et la misère. Mais toutes deux ont révolutionné la poésie de leur temps. Lyriques, radicales, solitaires, elles étaient animées d’une foi absolue en leur œuvre, certaines qu’elle passerait à la postérité malgré l’isolement, la censure ou l’indifférence.

C’est à ces deux femmes extraordinaires que Frédéric Pajak consacre le septième tome de son Manifeste incertain, projet au long cours qui chemine en texte et dessins sur les traces de figures marquantes. Après Walter Benjamin, André Breton et Nadja, Ezra Pound ou Vincent van Gogh, l’écrivain-dessinateur tente d’approcher ces deux immenses poètes qui ne cessent de lui échapper.

Dynamiter l’art poétique

Pajak a découvert leur œuvre il y a une trentaine d’années, note-t-il en préambule. «J’ai alors éprouvé une sensation inconnue, comme si j’étais happé de l’autre côté du miroir, derrière ma maigre réalité visible. Là où le plus souvent le mâle versificateur s’acharne à capturer les choses et les êtres, la femme poète s’aventure en elle-même, dans des régions mentales souvent épargnées», avance-t-il. «De ces émotions ensevelies, elle fait une délicate machine de guerre. Guerre aux certitudes, guerre à la sensiblerie.»

Dickinson et Tsvetaieva sont engagées dans une quête infinie, insensée: faire parler leur âme, la débusquer et l’extirper de soi, dans un va-et-vient entre le dehors et le dedans où la poésie se fait révélation. Pour cela, il faut dynamiter les conventions poétiques. «Formellement, rythmiquement, métaphoriquement, elles bousculent l’ordre littéraire établi et révolutionnent l’art poétique.»

S’il n’ira pas au Massachusetts, Frédéric Pajak voyage en revanche en Russie sur les lieux de Tsvetaieva. «Serrant son destin au plus près, j’ai cherché à le mesurer à l’aune de la démesure de son temps, celui-ci éclairant celle-là, et vice versa», écrit-il dans ce qui est à la fois essai, récit autobiographique et biographie. La majeure partie du septième Manifeste incertain est ainsi consacré à la poète russe. Succédant aux fleurs, oiseaux et abeilles de l’univers dickinsonien, l’encre de Chine des dessins joue alors avec le sombre entremêlement des forêts, les visages des moujiks, les scènes de rue où s’engouffre l’Histoire.

Douloureux exil

Puisant dans les proses et poèmes de Tsvetaieva, dans sa correspondance, dans le témoignage de sa fille Ariadna Efron (Marina Tsvetaieva, ma mère) et le Journal de son fils Gueorguei, dit Murr, Pajak brosse le portrait d’une femme dont l’existence est portée par une exigence poétique absolue.

Née à Moscou dans une famille aisée – son père dirige un musée –, Marina Tsvetaieva vit une enfance cosmopolite, étudiant à Nervi, Lausanne et Paris, voyageant en Allemagne, pays de sa mère, qu’elle perd tôt. Avec sa jeune sœur Anastasia, elle fréquente les poètes et les cercles littéraires, et est encore étudiante quand elle publie à ses frais son premier recueil, Album du soir. Lors de l’un de ses séjours à Koktebel, en Crimée, elle rencontre Serguei Efron, qu’elle épouse à 19 ans. Ariadna, naît un an plus tard, en 1912.

En 1917, la révolution dépossède les Tsvetaiev de leur fortune et propriétés – pertes vécues par Marina comme un allégement. Mais sa vie sera dès lors une lutte contre la pauvreté et les privations. Efron s’étant engagé dans l’armée blanche, elle tente de subvenir seule aux besoins de leurs deux filles – elle finira par les envoyer en orphelinat, où la plus jeune, mal aimée par sa mère, meurt de malnutrition. En 1922, Marina et Ariadna rejoignent Serguei à Berlin. Ce sera ensuite la Tchécoslovaquie, puis la banlieue parisienne. Etudiant, Efron ne parvient pas à faire vivre sa famille. Marina gagne un peu d’argent par ses lectures, mais les auteurs français l’ignorent et elle n’est pas intégrée au cercle des écrivains russes émigrés.

Frédéric Pajak dépeint le climat de criante solitude, de misère et de silence dans lequel elle construit son œuvre sans concession. Ardente, entière, elle multiplie les liaisons passionnées avec des hommes ou des femmes. «Sais-tu pourquoi je te tutoie et t’aime et… et… et… Parce que tu es une force. La chose la plus rare», écrit-elle dans sa première lettre à Rilke, qu’elle ne rencontrera jamais. Sensuelles ou platoniques, parfois uniquement épistolaires comme avec Pasternak et Rilke, ses relations sont toujours brûlantes, sublimées par le verbe.

Efron se tourne vers le communisme, jusqu’à devenir espion du NKVD. En 1937, il rentre en URSS, suivant de peu Ariadna. L’imminence de la guerre en Europe incite Marina à faire de même, avec Murr, deux ans plus tard. Mais l’horreur et l’arbitraire règnent en maîtres au pays des Soviets. Anastasia, Serguei et Ariadna sont arrêtés, les deux femmes déportées, lui fusillé en 1941. En juillet de la même année, sans nouvelles des leurs, Marina et Murr sont évacués à Ielabouga, en Tatarie. Seule, sans soutien ni travail, elle y met fin à ses jours.

Ce destin tragique se déploie sans pathos sous la plume de Pajak. Une incitation à lire et relire l’œuvre fulgurante d’une étoile filante prise dans le maelstrom de l’Histoire.

Frédéric Pajak, Manifeste incertain 7, Emily Dickinson, Marina Tsvetaieva – L’immense poésie, Ed. Noir sur Blanc, 2018, 250 pp.

Expos: du 13 décembre au 18 janvier 2019, Pajak expose à Lausanne des dessins du Manifeste incertain n°7 et des collages réalisés en Chine: www.richterbuxtorf.ch

A voir jusqu’au 24 février 2019: «Dessins politiques, dessins poétiques», expo commissionnée par Frédéric Pajak au Musée Jenisch, Vevey.

https://lecourrier.ch/2018/12/13/tsvetaieva-danseuse-de-lame/

Sur la parution des Grands Poèmes de Marina Tsvetaieva, lire aussi l'interview de Caroline Béranger.