Mayotte l’oubliée

 

Dans "Le Balcon de Dieu", Eugène Ebodé signe une dénonciation en règle de la démission de l’Etat français dans ce territoire d’outre-mer. Percutant.

 

Mayotte l'oubliée
Des milliers de migrants débarqués des Comores voisines vivent en clandestins dans les bidonvilles de Mayotte. Des habitations menacées par les glissements de terrain et les tremblements de terre. RABIAA MARHOUCH

 

Au printemps dernier, l’archipel de Mayotte, dans l’Océan indien, était secoué par un mouvement citoyen qui mettait en lumière ses criantes difficultés économiques et sociales. Tandis qu’une grève générale et des barrages routiers paralysaient ce 101e département français, que les rayons des supermarchés se vidaient, que les écoles fermaient, de violentes émeutes avaient éclaté.

 

Depuis longtemps, ce territoire d’outre-mer réclame l’«égalité réelle» avec la métropole, qui semble l’ignorer, et il manifeste régulièrement sa colère. Eugène Ebodé a vécu ces derniers événements de l’intérieur, alors enseignant sur l’île. De retour en France, l’écrivain et collaborateur du Courrier publie Le Balcon de Dieu, tableau sidérant d’un archipel à la beauté époustouflante ravagé par des tensions délétères et l’incurie du pouvoir.

 

Après La Rose dans le bus jaune (2013), sur l’Afro-Américaine Rosa Parks qui refusa de laisser sa place assise à un Blanc, après Souveraine Magnifique (2014), texte brûlant autour d’une rescapée des massacres rwandais, Eugène Ebodé affirme sa veine lyrique et politique dans ce neuvième roman qui suit un jeune couple de Sud-Africains blancs arrivé à Mayotte par hasard. Donovan et Mélania sont en route pour leur voyage de noces à l’île Maurice quand leur avion est détourné sur l’aéroport de Dzaoudzi à cause d’un ouragan. Frappé par la nature paradisiaque autant que par la misère de l’île, Donovan de retour au Cap ne cesse d’y penser. Cet admirateur de Mandela veut y retourner, se rendre utile, et finira par convaincre sa femme.

 

Deux ans plus tard, donc, accompagnés de leur petite Fiona, les revoici à Mayotte où Donovan enseignera l’anglais. Leur installation sur l’île et les premiers pas du jeune homme au collège où il officie sont alors prétexte à une plongée dans le quotidien de l’archipel.

 

Bidonvilles et enfants des rues

 

A sa suite, le lecteur effaré découvre l’état de délabrement de ce département français qui ne jouit toujours pas des mêmes droits que les autres. Il y a, pêle-mêle, les bidonvilles insalubres qui poussent comme des champignons aux abords des villes; les glissements de terrain qui emportent les bicoques où s’entassent les familles, à la saison des pluies; la promiscuité, la violence domestique, l’alcool; le manque de structures sanitaires, les infrastructures vétustes, les écoles surpeuplées et l’illettrisme; ces collégiennes enceintes, parfois de leur propre père; la polygamie et l’asservissement des femmes; l’essor d’un islam rigoriste qui pallie les manques des autorités; les produits locaux saturés d’intrants chimiques; l’immigration de masse venue des Comores voisines, enfin, source de haine entre communautés…

 

C’est que Mayotte se situe à moins de 70 km d’Anjouan, l’une des trois grandes îles de l’Etat indépendant des Comores, l’un des plus pauvres du monde. Et ils sont des dizaines de ­milliers, chaque année, à gagner en barque l’archipel français au péril de leur vie. Une partie vient gonfler les rangs des clandestins précaires, les autres sont expulsés, laissant souvent les enfants derrière eux – des milliers de gamins abandonnés «étourdis par les substances chimiques qui les rendaient fous ou par la misère qui les étranglait et leur tordait des boyaux vides»… Le couple sud-africain s’attache à un orphelin, et quand éclatent les mouvements sociaux, Donovan assoiffé de justice les suit de près.

 

L’Etat? «Absent depuis longtemps», leur répond Nassur, écrivain et enseignant mahorais érudit qui leur servira de guide. «Il s’est retiré au loin. En Europe, à Paris, pour réfléchir!… Sa réflexion est aussi longue et interminable que la liste de nos difficultés ici et des coins de l’île où ne bruissent que secousses et tremblements de désespoir.» C’est Nassur qui leur racontera la légende du «Balcon de Dieu», promontoire surplombant la mer où le couple a trouvé une maison. Depuis ce balcon, «le Créateur et l’Irréprochable» satisfait contemple l’océan et l’archipel jaillis des flots par sa ­volonté.

 

Une situation coloniale et indigne

 

La France a-t-elle ici un peuple, ou seulement une possession? Il y a longtemps que Dieu a quitté son balcon, et le contraste est saisissant entre les eaux translucides et l’enfer des taudis. Alerte, volontiers ironique, chatoyante et imagée, la prose d’Eugène Ebodé dresse un cinglant réquisitoire contre la démission de la République à Mayotte, épinglant au passage ses élus dépêchés pour éteindre l’incendie, soulignant les réponses politiques insuffisantes à une situation indigne.

 

Malgré la noirceur de l’état des lieux, il esquisse des pistes possibles. L’avenir de Mayotte sera-t-il réglé au sein de l’Union africaine? C’est ce qu’appelle de ses vœux Donovan dans une missive à son président, où il dénonce la situation coloniale qui y prévaut et rappelle son africanité. Quant à Nassur, décrivant la splendeur de la nature, il propose une voie autre, qui n’exclut pas la politique: «La légende disait l’ardente nécessité de se mettre à la disposition de ce qui émeut et rassérène et non de se soumettre à ce qui tonitrue et stimule l’aigreur.»

 

 

 

Eugène Ebodé, Le Balcon de Dieu, Ed. Gallimard, 2019, 229 pp.

 

 https://lecourrier.ch/2019/01/31/mayotte-loubliee/