Une place sur la Terre
Kathleen Jamie réenchante le monde dans "Tour d’horizon", une merveilleuse invitation à réfléchir à la nature et à notre propre finitude.
La minuscule île de Soay, qui fait partie de l’archipel abandonné de Saint-Kilda, au large des côtes écossaises. WIKIMEDIA COMMOMS
Bienvenue dans les espaces sauvages et déserts du nord, entre les ruines de villages insulaires abandonnés où nichent les pétrels cul-blanc, au flanc de criques visitées par les orques et les baleines, au-dessus des falaises balayées par les vents, colonisées par de turbulents fous de Bassan. Les quatorze «essais» réunis dans Tour d’horizon sont un véritable enchantement.
Il s’agit en réalité de quatorze récits autobiographiques où Kathleen Jamie dialogue avec le monde naturel, dans une prose précise qui allie de façon inédite rigueur scientifique, questionnement existentiel et sensibilité poétique.
Diplômée en philosophie, professeure d’écriture créative à l’université de Stirling, l’Ecossaise est l’auteure maintes fois primée d’une dizaine de recueils poétiques et de deux essais – dont ce Sightlines en 2012, qui a rencontré un grand succès critique et reçu deux prix littéraires après sa parution aux Etats-Unis.
Enquêtrice perspicace et pudique, elle tisse ici des liens entre différents registres, s’effaçant derrière le regard qu’elle pose sur le monde. La trame narrative de ses récits ne l’empêche pas de prendre du recul: scrutant aussi bien le ciel que l’univers microscopique, elle ne cesse de réajuster ses focales, dissèque l’ordinaire comme les profondeurs du temps, «traduit l’indéfinissable à l’oreille du lecteur», selon les termes de l’écrivain John Berger.
Grammaire des origines
«Il y eut un temps – un temps pas très éloigné à l’échelle de l’univers – où il n’y avait pas d’animaux sauvages, parce que tous les animaux étaient sauvages; et les humains n’étaient pas nombreux.» Kathleen Jamie se lance dans une quête vertigineuse des traces de ce passé, interrogeant notre rapport à l’espace, au temps et aux autres créatures qui peuplent terres et mers. Les régions délaissées ou inviolées, les vestiges archéologiques et les reliques d’animaux deviennent alors les signes d’une grammaire des origines où s’écrit notre place au monde.
Elle raconte ainsi comment, adolescente, elle a passé un été à fouiller la terre avec une équipe de bénévoles, mettant au jour un henge, enceinte néolithique dont la fonction reste mystérieuse; elle restitue son émotion face à l’énergie formidable d’une aurore boréale; elle nous étonne avec son enquête dans un laboratoire d’analyses médicales après le décès de sa mère, tentant de clarifier son agacement face à l’expression «laisser faire la nature», jugée trop simpliste.
Elle ira aussi à Saint-Kilda (à 163 km des côtes écossaises) avec une équipe chargée de recenser les cleits, ou lieux de stockage – millénaires monticules de pierres qui parsèment l’archipel abandonné. Sur l’îlot nu de Rona, perdu dans l’Atlantique nord, elle recensera les nids de pétrels avec un ornithologue, tandis que son amie archéologue fait des relevés dans les ruines d’un village immémorial. L’auteure nous entraîne ainsi à sa suite dans diverses expéditions, des glaces de l’Arctique aux îles Shetland en passant par les archipels des Hébrides extérieures, sans oublier un détour par une grotte préhistorique espagnole: autant de confrontations à un lieu, à un temps, qui font écho à des interrogations intimes.
L’esprit des baleines
Tout aussi fascinée par les reliques de baleines, disséminées dans la nature ou transformées en sculptures dans les parcs publics, Kathleen Jamie leur consacre des pages marquantes, racontant notamment sa visite de l’incroyable Salle des Baleines du Musée d’histoire naturelle de Bergen, en Norvège: les squelettes entiers de vingt-quatre baleines y sont suspendus au plafond depuis cent trente ans. On ne sait pas comment sont arrivés jusqu’ici ces vestiges de l’ère de la chasse industrielle – l’huile de baleine a éclairé les rues de l’Angleterre du XIXe siècle. Malgré le poids des squelettes, il se dégage de ce «lieu de silence et de mémoire» une atmosphère onirique, poétique, «qui invite à la méditation sur le rapport qu’entretient l’humanité avec les autres créatures, leur souffrance et notre rapacité, et l’étrange beauté de leurs formes».
Vestiges, reliques, os, pierres ou oiseaux, ils nous parlent, désignent aussi ce que nous avons perdu ou massacré, ce qui a été détruit. Car les chercheurs rencontrés, biologistes ou géologues, «nous rapportent de très loin des nouvelles préoccupantes», note l’auteure. Le réchauffement climatique et ses effets déjà visibles planent comme une ombre sur la beauté du monde, dans ce Tour d’horizon de l’espace et du temps.
«Je flotte à la surface du savoir», écrit encore cette insatiable curieuse, en proie au doute. «Je navigue à la surface des choses, captant ici une lueur, là un silence.» Et c’est ainsi, avec grâce et en toute humilité, qu’elle tisse des liens entre le présent, le futur et nos lointaines origines, convoquant de manière simple et bouleversante un vaste champ d’investigation où dialoguent ses souvenirs, la nature humaine et notre propre finitude.
Kathleen Jamie, Tour d’horizon, tr. de l’anglais (Ecosse) par Ghislain Bareau, Ed. La Baconnière, 2019, 214 pp.