Einstein en Absurdistan

Conjuguant suspense, comique et surréalisme, "Les Cloches d’Einstein", du Hongrois Lajos Grendel, est un petit bijou d’irrévérence et de liberté.

 

Ferkò rêve d’une vie tranquille. Mais ce jeune mathématicien est sans cesse confronté à des choix pénibles, dans un régime qui ne permet pas d’exister hors du système. Ainsi, s’il veut épouser Zsòfi, il doit entrer au parti, lui assène le père de son amoureuse. Il obtempère, malgré les avertissements de son «Moi Inégalable» – une voix «grave comme le son des grosses cloches» qui surgit à des moments clés de son existence. Son dignitaire de beau-père lui dégote aussitôt un travail: il sera sous-directeur de l’Institut de recherche de l’anabase, obscure officine camouflée en usine de textile, où des couturières patibulaires font écran à une équipe de chercheurs qui prennent le pouls du pays…

Lajos Grendel suit donc la trajectoire de ce narrateur naïf et vulnérable confronté aux remous de l’histoire, dans un pays d’Europe de l’Est à l’orée d’une deuxième révolution – les caciques du parti font des mécontents. Mais quelle est la différence, au fond, entre «eux» et «nous»?

Conjuguant suspense, comique et surréalisme, Les Cloches d’Einstein est un petit bijou d’irrévérence et de liberté. Corrosif et jubilatoire, l’humour de Lajos Grendel crée un effet de surprise qui contredit à lui seul toutes les scléroses d’une politique kafkaïenne. Loin d’empêcher la profondeur du propos, sa fantaisie souligne dès lors avec élégance l’absurdité du régime.

Dans cette contrée justement baptisée Absurdistan, la vie privée n’existe pas. «Le parti nous accompagnait partout comme notre ombre, il s’insinuait même dans notre lit», note Ferkò, déplorant la sexualité normée de Zsòfi. Mais quand il voudra la quitter pour Dora, c’est toute son existence qui sera chamboulée… Rétif à s’engager, mené par ses sentiments, Ferkò navigue à vue dans un climat de suspicion générale. Sa vie lui échappe, toujours décidée par d’autres, lui-même attendant que la voix de son Moi Inégalable, personnifié par Einstein, lui montre le chemin. Il finira pourtant par trouver, en toute modestie, bonheur et liberté…

Né en 1948 en Slovaquie occidentale, Lajos Grendel est l’auteur d’une trentaine de romans, recueils de nouvelles et essais écrites en hongrois. Ne reste qu’à souhaiter que d’autres de ses œuvres soient traduites en français.

 

Lajos Grendel, Les Cloches d’Einstein, traduit du hongrois (Slovaquie) par Véronique Charaire, Ed. La Baconnière, 2018, 214 pp.

https://lecourrier.ch/2019/01/03/einstein-en-absurdistan/