L’enfance réinventée

Dans une écriture âpre et sensuelle, Claire Genoux signe un superbe récit sur les failles de l’enfance et le pouvoir des mots.

L’enfance réinventée
Dans Lynx, la forêt est un personnage à part entière, vivante, sauvage, signe d’une quête infinie. MAWOING / WIKIMEDIA

 

Ecrasé par un tronc, Père a fini par mourir à l’hôpital. Il y avait du brouillard, ce jour-là, il a dû attendre longtemps les secours. Accident, suicide, meurtre? Le doute plane. Lynx devrait se sentir libéré. Il rêve de partir enfin, sillonner en moto les vastes espaces du Haut-Atlas marocain. Mais «à l’intérieur de lui il est encore un enfant». Et sa vie avec Père dans la maison sombre au cœur de la forêt, dans le silence et les coups, ont creusé en lui des chemins douloureux. Alors, cet été où le soleil brûle le jour sans répit, il tarde à prendre le large, aide Didier à la buvette, observe les vacanciers. Peut-être reste-t-il aussi à cause de Lilia, débarquée avec son petit pour travailler au café?

Entre l’établissement envahi par les touristes, la maison d’enfance et la grange où vit Lynx, au sein d’un paysage cerné par la forêt et souligné par le fleuve en contrebas, Claire Genoux trame un récit dense et sensuel qui évoque les blessures anciennes et les liens qui réparent. Poète, elle signe avec Lynx un deuxième roman remarquable qui impose sa langue, son rythme, le mystère de ses personnages.

Ecrire, une folie

Aucune pluie, en cet étrange été. Les vacanciers sont bientôt relégués à l’intérieur, sortir est dangereux, les rues se vident. Lynx offre à Lilia, qui fuit un compagnon violent, l’abri de la maison d’enfance. Dans la pénombre des murs, elle va écrire un livre, évitant d’abord les pièces qu’il lui interdit, closes sur leurs secrets.

Il fallait sans doute cette figure de mère aimante pour rendre justice à celle qui n’a pas su s’occuper de Lynx, son double inversé, Lily-Anne. La mère du jeune homme écrivait, elle aussi, un journal, des lettres: des mots d’abord «colorés et jubilatoires» puis tristes, décousus, jusqu’au silence et au passage à l’acte, à ce qui sera décrit comme de la folie. Elle sera internée, empêchée de recomposer le monde à sa façon: écrire est une menace pour les hommes brutaux comme Père et Marzio, il faudrait être une autre. Et Claire Genoux de s’inclure dans cette ronde des femmes qui écrivent, ne font que ça, délaissant maris et enfants – «nous allons aux phrases, nous dressons nos stylos-plumes en direction du vide».

Après son départ, le nom même de «maman» a disparu, englouti au fond du corps. Ce mutisme que fait peser Père évoque le «pain de silence» du récit éponyme d’Adrien Pasquali, où le silence qui s’invite autour de la table «tombe en même temps que les blocs de nourriture», indigeste, destructeur – Lynx devra «ne pas utiliser de vraies lèvres pour parler».

Ecrivant dans la maison, découvrant son histoire, Lilia le libère du poids des pierres, des ombres et du silence. Elle «sait comment mettre la grammaire juste pour rassembler le plus sombre des enfances. (…) le livre de Lilia sera aussi le sien à Lynx, sa substance peuplera son corps à l’intérieur. Remodèlera des épaisseurs. Redonnera un centre.» Ecrire, c’est nettoyer, poncer, rebâtir une vie nouvelle: par son livre, elle lui rend la parole.

Le monde de la forêt

Lynx est une méditation sur l’écriture, l’enfance et le pouvoir des mots, où la forêt, puissante, est l’expression d’une quête – celle du jeune homme comme celle de l’auteure. Vivante, sauvage, espace de liberté, elle est un personnage à part entière, qui diffuse une inquiétude sourde au creux de laquelle Lynx et Lilia vont se rapprocher. Il pense «que Lilia sent les choses plus fort que lui. Lui c’est avec les arbres qu’il va à la poésie et se mesure les épaules.» Aller aux mots, aller aux bêtes: les deux expressions reviennent souvent, qui désignent une recherche passant par une lutte au corps à corps avec les phrases, avec les bois.

Car faute de mots, c’est d’abord par le corps que Lynx se frotte au monde. Claire Genoux invente une écriture âpre et charnelle, une langue de la sensation pour traduire ce singulier rapport au monde. En poète, elle tisse des images fortes et étonnantes. Sa prose au rythme sûr sonne, résonne, diffuse longuement ses échos en un réseau de vibrations qui fait sens. Et le monde alors «forme poésie», tandis que jamais Lynx n’épuise la part d’énigme de ses personnages, leur opacité féconde.

 

Claire Genoux, Lynx, Ed. José Corti, 2018, 206 pp. En librairie le 30 août.

https://lecourrier.ch/2018/08/23/lenfance-reinventee/