Charles Gordon, général mystique

"Dans Khartoum assiégée", d’Etienne Barilier, brosse le portrait d’une cité prise par les rebelles en 1885, et celui d’un militaire atypique.

Charles Gordon, général mystique
"La mort du général Gordon à Khartoum", par le peintre américain J-L.G. Ferris (1895). WIKIMEDIA/ DOMAINE PUBLIC

 

En plein jour, une comète a surgi au-dessus de Khartoum. Les rebelles y voient un signe du ciel: elle désigne leur nouveau prophète, le Mahdi, sauveur attendu par l’islam qui se dresse pour les libérer du joug anglo-égyptien. En cette année 1299 de l’Hégire (1882), ils se sentent à l’aube d’une ère nouvelle. Trois ans plus tard, le 24 janvier 1885, ils font tomber la ville après un siège de dix mois et contrôlent pratiquement tout le Soudan. C’est dans cette Khartoum assiégée que se déroule le dernier roman d’Etienne Barilier. Un huis clos terrible à l’issue fatale, dont on découvre les étapes à travers une palette de personnages historiques et fictifs qui donnent au récit vie et épaisseur.

Base arrière du trafic d’ivoire et d’esclaves établie entre Nil blanc et Nil bleu, écrasée sous la chaleur, la fièvre et l’ennui, Khartoum est une «ville de boue, grossièrement et mollement sortie du désert, ville dont les tempêtes de sable brouillent les traits en quelques heures, où les pluies surabondantes font s’écrouler les maisons, et transforment les rues en caniveaux puants». Dans ce cadre, qui confère au roman une teinte singulière, gravite une poignée d’Occidentaux que le général britannique Charles Gordon a pour mission d’évacuer.

Célèbre pour avoir triomphé de la rébellion des Taï-Ping en Chine, adoré par l’opinion, cet ancien gouverneur du Soudan est une sorte de saint laïc, généreux et désintéressé, un homme de parole et d’honneur qui n’aime pas la violence, fuit les plaisirs et n’a pas peur de mourir – il est déjà mort, a-t-il coutume de dire. Alors que l’armée du Mahdi se rapproche, sortir de la ville devient bientôt impossible; Gordon, qui voue au Soudan et à ses habitants un amour sincère, décidera de défendre Khartoum jusqu’au bout. Mais sa pureté quasi mystique et son sens de l’honneur – deux traits qu’il partage avec le Mahdi – signeront leur perte.

Histoire et fiction

L’intrigue navigue essentiellement entre le palais où vit Gordon et la mission où ne reste que l’austère sœur Matilda, et qui hébergera dans ses immenses cellules vides Pascal Darrel, ancien communard opposé à la domination occidentale sur la région; sa fille Marie qui vient instruire les enfants; et un archéologue enthousiaste et naïf qui croit avoir trouvé la pierre de Rosette de l’écriture méroïtique. Il y a aussi les officiers anglais, les diplomates (le Français Herbin, l’Autrichien Hansal), les dignitaires égyptiens, un trafiquant pervers, des religieux enlevés par les mahdistes, un enfant que Gordon prend sous son aile… Etienne Barilier mêle figures réelles et fictives dans un alliage réussi. Car la fiction n’est pas la fantaisie, précise l’essayiste et romancier dans une note finale: «Quel écrivain se mettrait à sa table de travail s’il ne croyait pas (…) qu’à force de chercher le beau, l’on peut trouver le vrai?»

De fait, Dans Khartoum assiégée brosse avec justesse les péripéties de ces mois tragiques, où le danger révèle les personnalités. Gordon espère jusqu’au bout les renforts, qui tardent. Un matin à l’aube, 50 000 soldats de l’islam entrent dans la ville affaiblie, massacrant ou réduisant en esclavage ceux qui ont survécu aux privations. Une défaite qui signera la chute du gouvernement britannique d’Ewart Gladstone, réticent à envoyer ses soldats.

Contre les intégrismes

Porté par une écriture classique, ample et très documenté, Dans Khartoum assiégée est hanté par la question du mal et des dogmatismes religieux, et résonne d’échos contemporains – l’islam pur prôné par le Mahdi n’est pas sans rappeler l’intégrisme wahhabite, et les dirigeants actuels du Soudan sont les héritiers de l’idéologie mahdiste. Et si l’auteur de Vertige de la force (Buchet-Chastel, 2016) esquisse les raisons de ce soulèvement – les rebelles veulent légitimement se débarrasser de l’emprise occidentale –, il choisit sans équivoque le point de vue de Gordon, opposant une certaine idée de l’Etat à tous les intégrismes.

 

Etienne Barilier, Dans Khartoum assiégée, Ed. Phébus, 2018, 528 pp.

https://lecourrier.ch/2018/07/05/charles-gordon-general-mystique/