Un maelström d’histoires

Marina Salzmann sème des récits à tous vents dans "La Tour d’abandon". Un roman hors des sentiers battus qui séduit par son inventivité et sa grâce poétique.

 

Un maelström d’histoires
Autour d’un axe central, l’auteure genevoise multiplie les digressions. MCGINNLY/WIKIMEDIA CC

Un jour, à son retour du Sud, Anna découvre une femme nue sur son mur: une sail­lie de pierre au «corps arqué à la manière d’une gargouille ou d’une figure de proue», qui sem­ble tordue de douleur. La jeune femme fait semblant de ne pas la voir, tout comme ses visiteurs. Se délassant dans la baignoire commune de son immeu­ble, elle se remémore son voyage dans une ville italienne sur les traces de son jumeau Pablo, disparu alors qu’il enquêtait sur La Nativité, le tableau volé du Caravage. Elle est amie avec sa voisine Tess, journaliste d’origine portugaise née sous X, qui n’a plus qu’un bras; Joseph Frost, écrivain et ancien compagnon de Tess, regrettera toute sa vie un moment de lâcheté et détient peut-être des informations sur la disparition de Pablo… Voilà, pour commencer. Mais résumer La Tour d’abandon ne fait pas vrai­­ment sens. Car Marina Salz­mann fait fi de la dramaturgie romanesque conventionnelle pour imaginer avec une grande liberté un livre gigogne où la fantaisie est reine, un dispositif à générer les histoires et les rêves.

Univers parallèles

A partir d’un pivot central, La Tour d’abandon disperse les histoires aux quatre vents, multiplie les récits qui pollinisent le réel d’une étrangeté onirique. Sa structure narrative fait écho à l’escalier en spirale de l’immeuble où vivent Anna et Tess, qui distribue autour de son axe des paliers accueillant divers objets, toute une vie se déroulant sur la volée des marches. Enfin, la femme sur le mur d’Anna renvoie la même image: sous ses pieds, Tess découvre une rose des vents, points cardinaux du récit qui, avec l’ajout d’un G, formeront le mot SONGE…

Le ton est donné. Disséminant de curieux indices, Marina Salzmann égare son lecteur dans un labyrinthe où les récits s’emboîtent avec une merveilleuse poésie. Après deux recueils de nouvelles, Entre deux et Safran (Ed. Campiche 2012 et 2015), qui jouaient déjà avec le rêve et l’étrange, l’auteure genevoise confirme ainsi dans ce premier roman sa veine singulière.

La Tour d’abandon se déroule donc sur quatre saisons à partir de ces quatre premiers personnages, axe du récit autour duquel évoluent d’autres figures plus ou moins fugaces. Il y a l’oncle Jean, qui voudrait partir mais que sa femme Vita ne laisse pas mourir; Leibniz, peintre indien qui dessine les rêves, interné dans un asile psychiatrique – on pense à Vol au-dessus d’un nid de coucou. Il y a aussi un comte et un prince tout droit sortis d’une fable, qui guident une Anna narcoleptique dans les ruelles de cette ville du Sud où des meubles chutent des fenêtres; une lignée de femmes nommées Antonella, un librai­re, un jeune skinhead, Marta la caissière en deuil de son frère, ou encore Roza, traumatisée dans sa chair, qui mènera Tess dans les décombres d’une ville où des «armées en loques s’écra­sent les unes contre les autres».

Clés des rêves

Enfin, s’il y a un meurtre et une disparition, si l’on y croise la mafia, La Tour d’abandon n’a rien d’un polar et les pistes esquissées par l’auteure demeurent des signes flottants. Anna reçoit par exemple d’étranges missives, d’où émergent des lettres en majuscules qui formeront un mot, en écho à une photo reçue de Jean post-mortem. Et quelles sont ces clés qu’on découvre en songe, qui ouvrent des portes secrètes? La réalité semble toujours perméable à d’autres dimensions, à des univers parallèles – ceux, immenses, de nos possibilités non réalisées, ou ceux de la femme sur le mur et de Pablo disparu, «coincés entre deux mondes». Indices, rêves et histoires dessinent alors les contours d’un mystère dont on ne saura jamais le fin mot.

Une place sur la Terre

Dans ce roman inclassable, Marina Salzmann retranscrit une interview de Jean-Luc Godard en 1987, à propos de Soigne ta droite: «Mais j’ai pas bien trouvé l’histoire, donc j’ai perdu le sujet aussi», le sujet étant «une place sur la Terre», confie-t-il. Tel pourrait aussi être celui de La Tour d’abandon, texte mosaïque ancré dans un réel vacillant, qui se cherche dans une infinité d’histoires et embrasse l’intime et le cosmique. «La nuit est passée, elle a glissé comme un grand cargo qu’on a vu par-dessous, flottant jusqu’à l’autre bord du ciel», lit-on. Plus loin, les heures glissent sur la Terre «comme des vapeurs au-dessus des territoires partout hérissés de clôtures, de murs et de tours, au-dessus du centre de tri et des miradors des pays paisibles». Car la violence du monde n’est pas niée ici, au contraire. Elle fait irruption sous différentes formes – viols, guerre, meurtres, folie – sans que l’écriture de Marina Salzmann n’en perde pour autant sa grâce.

Jardin enchanté

L’autre sujet central du livre, c’est justement l’écriture, qui a lieu dans l’éternel présent de la lecture: «Le mot retrouvé est une magie, celle de l’instant vainqueur contre le temps.» Si l’auteure égrène ses récits de vie et de mort, reflets des ombres et lumières des tableaux du Caravage, c’est justement «pour rendre visible le temps». La poésie est antidote au malheur, engagée dans une lutte joyeuse contre la mort et la finitude. La force des images et des rêves, leur liberté, ont ici valeur de ­programme.

Le roman s’achève ainsi par une fête dans un jardin enchanté, où l’on se raconte des histoires. Ce sont les arbres «qui nous ont appris à parler», font semblant de croire les protagonistes – les consonnes sont nées de leurs craquements, les voyelles empruntent aux fleurs. L’axe autour duquel tourne le monde ne serait-il pas cette capacité à fabriquer des histoires, à se nourrir de contes pour fuir, peut-être, une réalité trop brutale? Apparemment gratuites, les digressions narratives de La Tour d’abandon nous immergent, ravis et consentants, dans un état d’attente et d’émerveillement. Un état de poésie.

 

Marina Salzmann, La Tour d’abandon, Bernard Campiche Ed., 2018, 169 pp.

https://lecourrier.ch/2018/06/21/un-maelstrom-dhistoires/