Constellations croisées

Pascale Kramer sonde avec délicatesse l’intimité d’une famille ébranlée par l’alcoolisme de l’un des fils.

Née à Genève, Pascale Kramer a vécu à Lausanne et aux Etats-Unis,
et s’est installée à Paris à la fin des années 1980. DR

 

 

Les attentes de ceux qu’on aime sont-elles parfois si lourdes qu’on préfère les fuir? Quel impact a sur son entourage un proche qui se détruit? Peut-on aider quelqu’un qui ne le veut pas? Grand Prix suisse de littérature pour l’ensemble de son œuvre en 2017, Pascale Kramer excelle à sonder les abîmes des relations humaines, à faire ressentir les ambivalences et les élans, les peurs et les renoncements. Une famille, son treizième livre, est à ce titre une merveille de finesse et d’intensité qui met en scène une famille «normale», plutôt bourgeoise, aimante et unie, dont le fils aîné est alcoolique.

Né du premier mariage de Danielle, Romain a été aimé comme son propre fils par Olivier, avec lequel Danielle a eu trois autres enfants. Le récit s’ouvre alors que Lou, aînée des filles, accouche de son deuxième enfant. Ce moment heureux coïncide avec une nouvelle qui va œuvrer à la manière d’un séisme invisible, ébranlant les liens, dévoilant les failles de chacun et mettant à mal leur fragile équilibre: Romain, qui s’était stabilisé, a quitté il y a un moment déjà son travail à la jardinerie. Cela signifie qu’il a recommencé «à s’anéantir d’alcool comme il l’avait fait avec une constance démente depuis l’adolescence, et une violence envers lui-même qu’ils avaient tous payé de nombreuses années d’inconsolable culpabilité».

L’absence au centre

La rechute de ce fils «infiniment aimable et doué», d’une gentillesse désarmante, les soulage paradoxalement d’un espoir usant, tout en les plongeant dans l’angoisse. Si le découragement envahit Olivier, jeune retraité qui voudrait laisser Romain à la responsabilité de sa propre vie, la dynamique Danielle reste convaincue qu’elle peut sauver son fils. Prête à accueillir son frère, Lou se retrouve en conflit avec son mari; Mathilde, la plus jeune, venue voir le bébé, repart à Barcelone où elle s’est installée pour prendre des distances. Quant au très sage et très catholique Edouard, il s’avère le plus réaliste: c’est lui qui a retrouvé son frère à la rue, il y a quelques années, lui aussi qui sait qu’il est malade, qu’il n’arrivait plus à travailler, qu’il ne sert à rien d’espérer le voir s’intégrer à nouveau.

L’auteure romande établie à Paris construit son récit de manière subtile, se glissant tour à tour dans la psyché de chacun des membres de la famille – sauf Romain. Ces focalisations différentes laissent affleurer les silences, soulignent les non-dits, signes de la douleur et d’un désir mutuel de se protéger. Les trois enfants gravitent autour du couple des parents et de leur appartement cossu, à Bordeaux, comme aimantés par le désastre qui creuse ses sillons complexes dans les intimités. Car au centre de cette polyphonie, l’absence de Romain irradie et contamine tout le livre: son problème est un trou noir, un néant destructeur qui aspire les peurs et les désirs.

Fine dentelle

Depuis l’adolescence, le doux Romain ne dit rien de ce qui le pousse à s’abrutir, et demeure un mystère. «Sa peau de papier, sa bouche délicate, son regard ombré de longs cils blonds étaient une sorte de paravent posé devant une faille insondable.» Il est ce qui échappe, ce qui restera définitivement entre les lignes. Et ses frère et sœurs ont dû se construire autour de cette fêlure – se montrant tôt raisonnables, mariés et parents très jeunes –, qui a transformé aussi la relation entre Danielle et Olivier.

L’écriture de Pascale Kramer tisse avec une grande précision la fine dentelle de cette constellation familiale, ses motifs riches et nuancés. Dans une prose limpide malgré l’opacité du sujet, elle insuffle à ses personnages une épaisseur remarquable. Ses phrases s’enchaînent avec élégance et fluidité, en sismographes sensibles de ce qui se trame. Et on est happé par ce tissu dense, où chaque maille est tressée avec soin.

 

Pascale Kramer, Une famille, Flammarion, 2018, 208 pp.

https://lecourrier.ch/2018/05/31/constellations-croisees/