Déconnexion radicale

Dans "Hagard", Lukas Bärfuss imagine la dérive d’un cadre qui glisse peu à peu hors de sa vie et de la société. Inquiétant.

 Ce mardi 11 mars à 16h15, Philip, promoteur immobilier vers la fin de la quarantaine, attend un rendez-vous qui ne vient pas. Un moment désœuvré, il remarque une paire de ballerines bleu prune dans le ballet des pas qui entrent et sortent d’un grand magasin. Chevilles fines, démarche dansante, parfum fleuri… captivé, il se met à suivre la jeune femme. Et ce qui commence comme un jeu interdit sans conséquence, qu’il pourrait interrompre à tout instant, l’entraîne peu à peu trop loin. C’est ce glissement que narre Lukas Bärfuss dans Hagard, récit fascinant, à la fois précis et obscur, qui cerne le malaise contemporain.

Hagard? Rare en allemand, le mot vient de l’anglais moyen hagger («sauvage») et désigne, en fauconnerie, un rapace capturé qu’on a du mal à apprivoiser. Entre fil à la patte, élan vers la liberté et égarement total, le dernier roman de l’écrivain et dramaturge alémanique s’avère une saisissante parabole sur la condition contemporaine et le désir de fuite.

«Depuis bien trop longtemps, j’essaie de comprendre l’histoire de Philip. Je veux en percer le secret. A chaque fois j’ai échoué et je n’ai pas pu déchiffrer l’énigme de ces images qui me hantent, des images de cruauté et de comique, comme dans tout récit où le désir rencontre la mort.» Ainsi s’ouvre le roman, par la mise en garde d’un narrateur omniscient, ami de Philip, qui se fera par moments oublier avant de revenir sur le devant de la scène pour partager ses doutes et sa perplexité, en complice du lecteur. Car s’il connaît tous les détails de l’histoire, s’il la raconte chronologiquement avec une grande minutie, il ne la «saisit» pas: son cœur lui échappe, l’obsède, fait écho à ses propres fantasmes.

 

Trajet sans retour

En guise de préambule, sa voix inquiète évoque une fondamentale inquiétude contemporaine, brossant le portrait d’une époque qui vit la fin de l’insouciance, qui a perdu confiance dans l’avenir et dans le contrôle que chacun peut avoir sur sa vie. Ce mois de mars trop chaud bruisse de drames mondiaux surgissant en instantané dans l’intimité de chacun, d’un clic sur son téléphone intelligent. Tout le monde est devenu dépendant d’un petit objet, le chargeur de son téléphone, vital appendice dont l’absence sépare, isole, rend sourd et muet. «Comme nous avions perdu confiance dans notre propre liberté, dans le savoir en quoi pouvait consister notre bonheur, nous restions connectés à ces appareils», note le narrateur.

Est-ce pour fuir ce monde que Philip se met à suivre, de manière d’abord anodine et ludique, les fameuses ballerines qui se dirigent à présent vers la gare et les trains de banlieue? Sans l’avoir consciemment décidé, oubliant son travail, son fils et ses rendez-vous, il s’enfonce en tous cas sur un chemin sans retour qui le dépossède peu à peu de tout – porte-monnaie, voiture, chaussure et sens des réalités – à mesure que se décharge la batterie de son téléphone. Sa chute irrépressible le mène bientôt du côté des «rebuts de la ville», des fous qu’on ne regarde plus, dans une Zurich familière qui lui oppose alors les murs glacés de l’indifférence, alors que le bruit du monde continue en arrière-plan.

Dans notre monde individualiste et trop rapide, si dépendant de la technologie, le fil qui nous lie aux autres et à un monde partagé semble bien fragile.

 

Angle mort

Entre tragique et comique – ainsi cette pantoufle en peluche que vole Philip afin de protéger son pied de la pluie… –, cet inquiétant thriller existentiel distille un réel malaise. Ecriture sèche et précise, rythme efficace, Lukas Bärfuss mène son récit d’une main de maître, poussant à ses extrémités le désir d’évasion d’un homme banal prisonnier de son quotidien.

C’est sans jamais user de ressorts psychologiques qu’il explore les implications de ce pas de côté. Qu’est-ce qui pousse irrémédiablement Philip hors du cadre, dans le hors champ de la société? Ce qui fonde sa dérive reste largement mystérieux, et cet angle mort jamais élucidé – écho à l’aveuglement du narrateur, et au nôtre – est le pivot du récit, la source de son étrangeté et de la fascination inquiète qu’il suscite.

Plus encore, il est crucial qu’il reste voilé. En effet, jamais Philip ne verra le visage de la femme: quand il en a l’occasion, il ne la saisit pas. «Tant qu’elle reste un secret, tu peux y croire. Si tu vois son visage, tu sauras tout et n’apprendras plus rien. Tu décrypteras son visage. Tu interpréteras. Et si tu interprètes, tu ne vois plus.» Là réside peut-être le sens ultime de ce dépouillement: réapprendre à voir le monde, faire confiance au présent pour approcher ce secret «qui nous fait ouvrir les yeux». Une leçon d’humilité? «Ce que nous avons compris est perdu»…

 

Lukas Bärfuss, Hagard, tr. de l’allemand par Lionel Fechlin, Zoé, 2018, 160 pp.

https://lecourrier.ch/2018/03/29/deconnexion-radicale/