Tourbillons moscovites

 

Durant l’hiver 2011-2012, Roman Sentchine prend le pouls de la contestation à travers le regard de sa fille Dacha. Saisissant.

 

 Le premier tour des élections présidentielles russes a lieu le 18 mars prochain. Selon toute probabilité, Vladimir Poutine devrait être reconduit à son poste. Il y a six ans, le 4 mars 2012, la population faisait face au même cas de figure – Poutine succédait sans surprise à Dmitri Medvedev, après avoir déjà régné entre 2000 et 2008. Que voulons-nous? Peut-on changer le cours des choses? Où va la Russie? Les questions que se posait Roman Sentchine à l’hiver 2011-2012, alors que l’opposition, en ébullition, dénonçait un vote truqué et descendait massivement dans la rue, restent d’une brûlante actualité. Écrit à chaud après les événements et tout juste paru en français chez Noir sur Blanc, Qu’est-ce que vous voulez? prend le pouls de la contestation et du vent d’espoir qui se leva alors dans la capitale.

 

 

Considéré comme l’un des représentants du nouveau réalisme russe, l’auteur des Eltychev et de La Zone d’inondation (Ed. Noir sur Blanc, 2013 et 2016) nous ouvre ici les portes de son foyer moscovite, où il se met en scène comme personnage secondaire. Car c’est à travers le regard de sa fille Dacha, 14 ans, qu’on plonge dans cet hiver mouvementé.

 

 

 

Sentiment d’oppression

 

 

La famille vit dans un appartement exigu, en haut d’une tour de seize étages, où la chambre de Dacha et le bureau de son père ont dû être aménagés dans les loggias rénovées; de Moscou, immense et dangereuse, les deux sœurs ne connaissent que quelques lieux, naviguant en métro entre la maison, l’école et les cours de musique. Cet emploi du temps rigide, ponctué de trajets épuisants, leur laisse peu de place au rêve et peu de perspectives, aucun espace de liberté, nulle spontanéité.

 

 

Tout juste sortie de l’enfance et du monde enchanté d’Harry Potter, la jeune fille en quête de repères cherche des clés de compréhension auprès de ses parents. Mais ceux-ci sont incapables de lui donner une explication claire et rassurante du monde. Leurs incessantes discussions politiques sont pour elle source d’angoisse et de confusion, contredisant souvent ce qu’elle a lu sur internet ou dans ses manuels scolaires. Comment décrypter la réalité si toutes les sources ne sont pas d’accord? Où est la vérité, dans ce monde divisé entre pro et anti-Poutine?

 

 

 

Étourdissante polyphonie

 

 

Dacha, comme le lecteur, sont pris dans un tourbillon de questions politiques, où l’on croise aussi bien les Pussy Riots que les opposants Boris Nemtsov ou Alexeï Navalny. L’art de Roman Sentchine est de rendre ces discours passionnants: les interrogations de Dacha alternent avec des dialogues enlevés, dans une étourdissante polyphonie où les voix des parents et de leurs amis se mêlent à celles de la radio et de la télévision. Sens du détail et de la nuance, prose sans temps morts et humour – il en faut, du recul, à mettre ainsi en scène son quotidien prosaïque – instillent dynamisme et fraîcheur à la gravité du sujet.

 

 

Tout comme le décalage que permet le regard de Dacha. Sentchine et sa famille deviennent de véritables personnages, saisis à travers le cheminement intime de l’adolescente, dans un étonnant exercice de distanciation. Mais s’agit-il réellement d’eux? A un moment, Dacha est troublée par les déclarations de Roman, personnage d’un livre de son père écrit à la première personne. Est-il vraiment si cynique, si «dénué de spiritualité»? La fiction imite parfois le documentaire, lui répond-il. «Pour influencer plus fortement le lecteur. (…) Je voulais que les gens se réveillent, sentent que nous allions droit à la catastrophe», explique-t-il à une Dacha peu convaincue. On est en droit de douter de la transparence affichée du livre…

 

 

 

Un constat d’échec

 

 

Les propos de Sentchine sur l’immigration ressortent-ils de cette prise de distance autocritique? Le doute demeure, et la traductrice Maud Mabillard confie dans sa préface avoir hésité à traduire le livre pour cette raison: selon le couple Sentchine, la Russie est aussi menacée par l’immigration, par ces flots de travailleurs venus d’Asie centrale et du Caucase qui errent «en troupeau» dans les rues… Et de s’inquiéter du déclin des naissances russes au profit d’autres ethnies – des informations que Dacha peine à vérifier et qui la font douter.

 

 

Que signifie être russe, au fond? Roman Sentchine lui-même est né en 1971 dans la république de Touva, en Sibérie, avant d’émigrer avec sa famille près de Krasnoïarsk, dans une grande précarité; il étudiera ensuite à l’Institut littéraire de Moscou, où il vit donc en immigrant. Reste que ce discours de rejet questionne.

 

Au final, submergée par une réalité plate et déprimante, violente et sans issue, Dacha n’en peut plus. Son désarroi sonne comme un constat d’échec. Quelle espérance offrir à nos enfants? Une nouvelle révolution est-elle possible? Ces questions traversent en filigrane Qu’est-ce que vous voulez?, tableau unique des manifestations de 2012 et portrait d’une génération qui a échoué à transformer la société.

 

 

 

Roman Sentchine, Qu’est-ce que vous voulez?, tr. du russe par Maud Mabillard, Ed. Noir sur Blanc, 2018, 228 pp.

 

 

 

https://lecourrier.ch/2018/03/01/tourbillons-moscovites/