Vers un lieu rêvé

"En route vers Okhotsk", de la Zurichoise Eleonore Frey, sonde avec grâce le désir de se perdre et le pouvoir d’évasion de la fiction. 

Okhotsk? La bourgade de l’Extrême-Orient russe se situe au bord de la mer du même nom, délimitée par la péninsule du Kamtchatka et l’île de Sakhalin, voisine du Japon comme de l’Alaska. Dans le roman d’Eleonore Frey, ce bout du monde perdu dans les glaces est avant tout un ailleurs fantasmé qui aimante ses quatre personnages, lieu des nostalgies et des rêves d’avenir, entre désirs d’évasion et exil intérieur.

Car il n’y a rien à voir, à Okhotsk. D’ailleurs, existe-t-il vraiment? Avec à peine 4000 habitants, le bourg de pêcheurs est trop petit pour apparaître sur la plupart des cartes. C’est justement ce qui y a attiré Robert, alias Mischa Perm, auteur du best-seller En route vers Okhotsk – livre dans le livre. Entre deux vodkas au bistro du coin, il fait la connaissance de Sophie qu’il invite bientôt à l’accompagner en Sibérie. La jeune mère divorcée hésite. Robert reste très vague, et puis elle ne peut pas laisser ses jumeaux, Alice et Alex, 9 ans – qui ne rêvent que de rejoindre leur père en Alaska, pour pêcher du saumon et voir des ours.

Sophie pressent de plus que pour Robert, la Sibérie n’est pas seulement une contrée réelle mais aussi «une région représentative de ce qu’il ne saurait dire à mots nus. D’une détresse peut-être, dans laquelle il aurait déjà émigré depuis des années.» Enfermé en lui-même, en chemin vers nulle part, Robert est déjà loin. Il finira d’ailleurs par fuir son appartement – et sa voisine Therese – dans une errance qui fera vaciller son identité.

Amoureuse de lui, la fameuse voisine a complètement perdu le nord – elle est «zinzin», disent les jumeaux en la croisant à la librairie où travaille leur mère. C’est là également qu’Otto, très rationnel médecin, découvre lui aussi En route vers Okhotsk. Fasciné par la nature et par ce que représente le lieu, il cherchera à s’y rendre.

Autour d’Okhotsk gravitent ainsi ces personnages comme autant de points cardinaux dont on occupe tour à tour la perspective. «Récit de voyageur sans voyage», comme l’écrit l’éditeur, le roman parle de la fragilité d’existences «qui ne cessent d’être en chemin à travers tout un livre et peut-être, qui sait, à travers toute leur vie».

Contours d'une utopie

Okhotsk est d’abord un récit partagé, celui d’un ouvert infini dans lequel disparaître, où le brouillard ambiant se confond avec celui de l’âme. Sur le thème très littéraire de la disparition de soi, l’auteure zurichoise née en 1939 brode ainsi une délicate variation où alternent profondeur et légèreté, sens de l’absurde et empathie. Cet endroit rêvé que jamais l’on atteint souligne également le pouvoir d’évasion de la fiction. D’ailleurs, «le Nulle part de Sophie est aussi et surtout le lieu où elle atterrit quand elle lit», la Sibérie d’En route vers Okhotsk se juxtaposant alors aux vastes espaces de sa propre solitude.

Prix suisse de littérature 2015, En route vers Okhotsk paraît en français dans une traduction de Camille Luscher, qui restitue à merveille la grâce flottante du récit, ses changements subtils de points de vue et son étonnant mouvement, Eleonore Frey entraînant son lecteur hors des sentiers battus de la logique, de la causalité et de la psychologie des personnages. Et si le lecteur est d’abord un peu désarçonné, il tombe rapidement sous le charme de sa prose limpide.

 

Eleonore Frey, En route vers Okhotsk, tr. de l’allemand par Camille Luscher, Ed. Quidam, 2018, 152 pp.
Le Courrier a publié en 2008 un inédit d’Eleonore Frey, lecourrier.ch/auteursCH

https://lecourrier.ch/2018/02/02/vers-un-lieu-reve/