Gustave Roud en sa demeure

Bruno Pellegrino s’inspire librement de la vie du poète Gustave Roud et sa sœur Madeleine, dans un récit porté par la lenteur des jours et la poésie du quotidien.

 

 

Autoportrait en ombre, avec André Ramseyer travaillant à la fourche, photo de Gustave Roud, années 1940. FONDS PHOTOGRAPHIQUE GUSTAVE ROUD, BCUL / © C.-A. SUBILIA

 

Au centre du livre, il y a une vieille maison de famille plantée au bord de la route, tout au bout du village. Elle tombe un peu en ruine et certaines de ses pièces ont été condamnées au gré des années et des décès – les grands-parents d’abord, puis les parents et les tantes. Ne sont restés que le frère et la sœur, Gustave et Madeleine, à présent âgés eux aussi, restés sans conjoints ni descendance.

C’est leur quotidien feutré que suit Là-bas, août est un mois d’automne, entre champs et potager, cuisine et bureau, silence et attention. S’inspirant librement de la vie du poète et photographe Gustave Roud (1897-1976) et de sa sœur Madeleine (1893-1971), Bruno Pellegrino propose une lente immersion dans leur routine immuable.

L’auteur né en 1988 a vécu enfant à une quinzaine de kilomètres de la maison des Roud, à Carrouge (VD), et s’il a côtoyé le poète durant ses études de lettres, c’est d’abord le photographe qui l’a fasciné – ces paysans aux champs sous le soleil, saisis en plein mouvement dans la beauté de leurs torses nus. Découvrant ensuite les poèmes, Bruno Pellegrino s’est plongé dans le Journal et les archives, avant d’être engagé au Centre de recherches sur les lettres romandes de l’université de Lausanne pour collaborer aux éditions complètes des œuvres de Gustave Roud.

Mais Là-bas, août est un mois d’automne n’a rien d’académique. «C’est peut-être ce qui me fascine, chez ces deux-là, leur manière lente et savante d’éprouver l’épaisseur des jours. Et puis les doutes qui subsisteront toujours», écrit l’auteur, qui se glisse dans son texte. Ces doutes, son imagination les remplit. Il donne ainsi chair à son récit, et vie à la trame des jours, dans une scansion amoureuse des gestes et des saisons, une ode au quotidien où le nom des fleurs sonne comme un poème.

Ode au quotidien

Le temps s’étire et il ne se passe rien, ou presque, durant ces dix années (1962-1972) sur lesquelles se concentre Bruno Pellegrino. Le récit évite pourtant l’ennui. «Quand je lève les yeux, je vois simplement des arbres, là où Gustave et Madeleine voyaient des tilleuls, des aulnes, des acacias, des érables», note l’auteur. Il a donc dû faire des recherches pour nommer ce monde qu’il n’a pas connu, et c’est la précision gourmande de son écriture qui envoûte le lecteur: on savoure son attention à la nature – arbres, fleurs, ciels ou bêtes – et à cette maison avec son vieux poêle et ses papiers peints usés, véritable personnage; on est entraîné par ses descriptions de gestes immémoriaux, qui prennent sous sa plume une ampleur nouvelle – la cueillette des cerises, la grande lessive de blanc, la recette de la tarte au vin cuit…

D’ailleurs, les errances du poète qui traque l’inspiration appareil photo à la main, ou les heures passées à son bureau, apparaissent sur le même plan que les travaux domestiques de Madeleine. Si tout est périssable et voué à l’oubli, l’art d’écrire ne l’est pas moins que celui de la cuisine, et «rien ne distingue, fondamentalement, la préparation de confiture d’une expédition sur la Lune». C’est de fait par le biais de cette figure discrète, protectrice et curieuse – Madeleine se passionne pour la conquête spatiale –, que le lecteur pénètre dans leur univers clos et que s’esquisse, avec modestie, le portrait du poète.

Il est donc singulièrement peu question d’écriture ici. Si Gustave Roud travaille à son dernier recueil, en «roi de la procrastination», «il prend plaisir à s’égarer». Il retrouvera l’écriture peu après la mort de sa sœur en 1971, comme une illumination qui ne s’arrête plus. «Il veut faire un livre très précis. Il veut y mettre des outils passés au minium, des murs tachés de sulfate, beaucoup d’air, de fleurs, de lumière et de peaux.» Un programme qui n’est pas sans rappeler Là-bas, août est un mois d’automne, où l’acuité du regard et la quête du mot juste confèrent au texte rythme, sens et poésie. Tous deux s’en tiennent «aux lumières, aux saisons, aux faits et gestes» – les gestes surtout, «qui font des vies».

Après un premier roman en forme de récit de voyage, Atlas nègre (Tind, 2016), et le bref Electrocuter une éléphante (Paulette, 2017), après l’aventure collective de Vivre près des tilleuls (Flammarion, 2016) écrit avec le collectif AJAR, et la saison 1 de Stand by, coécrite avec Aude Seigne et Daniel Vuataz (sorti ces jours chez Zoé), Là-bas… fait ainsi entendre une voix singulière et douce, où affleurent un humour léger et une attention vive à un monde restitué avec finesse.

 

Bruno Pellegrino, Là-bas, août est un mois d’automne, Ed. Zoé, 2018, 224 pp.
https://lecourrier.ch/2018/01/19/gustave-roud-en-sa-demeure/