Au bout de la nuit

Alcool, solitude, violence des relations amoureuses ou filiales: dans trois livres à l’écriture limpide et puissante, Martine Roffinella sonde les abîmes intimes.

Quelle différence, au fond, entre la solitude de boire et celle de ne pas boire?, s’interroge l’auteure française dans "L’Impersonne". 
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 Ce sont trois titres forts et douloureux que publie en ce début d’année Martine Roffinella, révélée en 1988 par Elle, qui évoquait la passion d’une lycéenne pour l’une de ses professeures. Elle avait alors 26 ans. Une quinzaine d’ouvrages et presque trente ans plus tard, l’auteure française creuse toujours l’intime pour le transformer en œuvre littéraire, inventant dans L’Impersonne et Rien entre nous une langue qui emporte comme une vague – le bref récit Sang Fille étant au contraire scandé de phrases hachées, comme empêchées.

L’Impersonne est un récit coup de poing, un voyage haletant au bout de l’alcool, où Martine Roffinella creuse sans tabou mais sans pathos les gouffres d’une narratrice dans son long compagnonnage avec la dépendance. A 50 ans passés, celle-ci a arrêté de boire et se retourne sur ses échecs, amoureux et professionnels. L’alcool donne d’abord confiance à la jeune étudiante, il met de l’huile dans les rouages des relations, facilite les amitiés au travail et donne du cœur au ventre, il est enfin la condition même de l’amour et du sexe, sinon peu apprécié. Mais il est aussi voile sur le réel, fuite. «Quand on buvait on était plein d’amour On en avait à foison ça débordait des veines ça giclait de partout ça faisait des fontaines de je t’aime qu’on aurait pu dire à un mur».

Ainsi s’ouvre le livre, sélectionné pour le Prix Marie Claire du roman féminin. Le je a disparu, remplacé par un on impersonnel: l’alcool l’a rendue vide, il a noyé son identité, elle n’est plus que faux-semblants, émotions trompeuses, une «impersonne ni sujet ni objet». Scandé de majuscules en guise de ponctuation, le texte semble jailli d’un souffle et son urgence nous traverse, ébranle le corps; il avance avec la puissance d’une marée fluide et dangereuse, la force et la beauté de ce qui est nécessaire. Et sa langue entraîne dans une lecture ivre mais toujours limpide qui s’écoule comme un liquide, une respiration haletante qui dit à la fois l’angoisse et la violence.

 

Soif d’absolu

L’alcool masquait la vacuité et la contingence de la vie, son absurdité, il permettait d’échapper à l’angoisse et d’aimer. Les relations de cette narratrice défaillante ne sont jamais nommées sinon comme «la liaison», «l’admiratrice», la «Relation raisonnable» qui va peut-être la sauver, figures abstraites et sentiments que l’ivresse aidait à performer. Après une dispute, elle note ainsi, lucide: «On s’aperçoit qu’il n’y a rien à recoller car pas d’objet qui aurait pour nom Amour aucune sorte de sentiment qui ressemble à ça on s’est juste joints par l’alcool c’est lui le grand prêtre de l’union qui n’est plus que vapeur».

Revenant sur ses années de béance, elle n’idéalise pas pour autant l’abstinence. Quelle différence, au fond, entre la solitude de boire et celle de ne pas boire? Elle cherchera dans la religion un sens, un substitut aux relations manquées, manquantes. Mais trouvera une nouvelle prison, tout aussi décevante, et un isolement plus grand encore. Après l’alcool «on ne sait toujours pas dire je t’aime car on ne trouve aucun être à qui s’adresser on est mille fois plus seul mille fois plus renfermé asocial misanthrope et alors comment dire Je t’aime dans ce cas à qui donc». Sobre, c’est presque pire. Elle devient responsable de ce qu’elle dit, sans plus d’excuses, tout en demeurant cette «impersonne non pas un fantôme mais un organisme inhabité du point de vue du cœur». Sans l’excitation de l’ivresse, son joyeux chaos, sa dose d’imprévu et de folie, l’ennui envahit tout.

S’il est question de désir et de dépendance, ceux-ci dépassent de fait le problème de l’alcool: la substance n’est au fond qu’un leurre, l’objet dont la narratrice s’est emparée dans une recherche plus vaste, une quête de ce qui dépasse un soi limité et sa petite vie. Amour, sexe, travail, écriture, reconnaissance, où épancher cette soif d’absolu, de grandeur? L’humour qui point parfois et la beauté de la langue sont des lueurs dans ces pages sans concession, qui s’achèvent pourtant par un mouvement vers le monde des possibles, «ce parking à rêves Peut-être pas la panacée mais à tout prendre on préfère y voir clair».

 

Attirance à distance

On retrouve cette écriture quasi hypnotique et la question centrale de la relation à l’autre dans Rien entre nous, histoire d’amour et de désir entre une écrivaine «de seconde zone» et une critique réputée – on pense à Elle ou aux Indécises, parmi d’autres livres de Martine Roffinella où l’admiration envers une femme plus âgée et les rapports de domination font partie de l’attirance amoureuse. Ici, elles ne se sont jamais rencontrées mais s’écrivent, la narratrice tentant de séduire la célèbre journaliste qui se dit non intéressée tout en alimentant cette correspondance tissée d’ambiguïté. Entre amour et violence, écriture et pouvoir, se joue une partition fine où on se demande qui manipule qui.

Au fil de ce récit mené d’une main de maître, l’auteure plonge à nouveau dans des abîmes avec une clarté radicale, une saisissante honnêteté. L’amour devient moteur de l’écriture. En même temps qu’elle dévoile ses fantasmes, partage ses désirs sans cacher leur face sombre, la narratrice invente cette relation et construit dans le même élan l’Autre, idéalisée. Signe que toute passion est finalement fiction?

Enfin, c’est la relation au père (ou plutôt son absence) qui constitue le fil rouge du cruel Sang Fille. Lui ne voulait pas d’enfant et ne cesse de la nier, elle s’accroche, incapable de renoncer. Il montre à son endroit une violence sourde et une indifférence qui littéralement la minent. Un récit âpre, heurté, où soif d’amour et désir de mort sont intimement mêlés. 

 

Martine Roffinella, L’Impersonne, Ed. François Bourin, 2017, 117 pp.; Rien entre nous, Ed. Sulliver, 2017, 128 pp; Sang Fille, Ed. Rhubarbe, 2017, 52 pp.

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