Une histoire de la violence

Dans "Koala", Lukas Bärfuss suit les traces du petit marsupial pour tenter de comprendre le suicide de son frère. Une réflexion engagée qui prend des chemins de traverse.

 

Koala? C’est le surnom de son frère, son totem scout, qui donne son titre au dernier livre de Lukas Bärfuss: en suivant les traces du petit marsupial australien, l’écrivain et dramaturge alémanique développe une réflexion sur le suicide. Son frère a en effet mis fin à ses jours quelques mois après que l’auteur l’ait vu pour la dernière fois à Thoune, sa ville natale, où il était invité à donner une conférence sur le poète allemand Kleist – suicidé lui aussi. Cet acte brutal et incompréhensible est au cœur de Koala (Schweizer Buchpreis 2014), un centre vide à partir duquel Bärfuss prendra des chemins de traverse pour  mieux tenter de cerner les enjeux d’une disparition volontaire.

 

Enquête autour d’un tabou

Il sait peu de choses de ce demi-frère, dont il n’était pas proche. L’aîné a grandi chez son père, le cadet avec leur mère qui a refait sa vie. Le premier travaillait dans un service d’urgence de nuit où il accueillait les sans-abri, le second a bâti la carrière littéraire brillante et engagée que l’on sait – on se souvient du frappant Cent jours, cent nuits (Le Courrier du 1er avril 2010), qui épinglait le rôle de la coopération suisse lors du génocide rwandais. Malgré leur éloignement, le suicide de «Koala» est pour le narrateur un séisme souterrain, basse continue dont il ne peut se défaire, filtre sombre sur le monde et les êtres dont il perçoit la solitude fondamentale. Après avoir ressassé de douloureuses et vaines interrogations, il décide donc de mener l’enquête.

Celle-ci le conduit d’abord à interroger ceux qui ont perdu un proche de la même manière. Mais le sujet est tabou, il ne recueille que silence et malaise. La littérature et les arts ne lui offrent pas davantage de pistes, et la colère l’envahit envers ce frère qui n’a pas lutté, qui a lâchement filé – fin logique, somme toute, d’une existence médiocre. N’a-t-il pas toujours rejeté travail et effort, laissé le temps passer sans se fixer de but?

C’est à lui-même que se confronte de fait le narrateur, à ses sentiments de rivalité fraternelle, à son ambivalence intime, à ses choix de vie enfin. Dans le miroir que lui tend le geste de son frère, il prend conscience de l’ancienneté de son sentiment de culpabilité: «J’avais honte de ma chance. Ma réussite faisait écho à ma seule ambition. Et mon ambition était une preuve de mon désir, j’essayais de lui dissimuler ce désir, car je pressentais qu’il ne pourrait jamais exaucer ses souhaits.»

 

Menaçante paresse

A partir de là, son enquête fait un détour inattendu, s’attachant à la figure du koala, l’un des rares fils qui le lie au disparu. Pourquoi ce totem, que symbolise l’animal? Lukas Bärfuss retrace alors l’histoire du peuplement de l’Australie, qui fut d’abord colonie pénitentiaire où abordèrent des galions de droits communs, hommes et femmes qui tombaient comme des mouches, de maladie ou pendus pour vols et autres petits délits. Et on suit l’auteur dans ces débuts sans pitié et les premières explorations, jusqu’à la découverte des koalas plus profond dans les terres, où ils ont pu prospérer à l’abri de tout prédateur.

 

Etrange animal, qui ne se nourrit que de feuilles d’eucalyptus, détaille Bärfuss. Or celles-ci sont toxiques et pauvres en nutriments: pour s’adapter au poison, le koala a ralenti son métabolisme, il dort vingt heures par jour, son cerveau a rétréci. Indolent, facile à capturer, il a été massacré. Pour sa fourrure mais aussi, pressent l’écrivain, car sa paresse n’était pas tolérable: il faut anéantir ceux qui s’y adonnent.

 

L’ambition humaine naît de la peur: l’homme sait qu’il va mourir. Contre cela, un seul remède, l’application, le joug du travail, l’esclavage consenti dont notre société industrieuse est incapable de s’affranchir. Voilà pourquoi le suicide terrifie, comprend l’auteur: «Il n’était pas contagieux comme une maladie, il était convainquant comme un argument pertinent.» Ce qu’on ne pardonne pas aux suicidés, c’est de s’être libérés de la peine, d’avoir «refusé le travail de manière définitive et sans révocation possible».

 

A partir d’une histoire éminemment intime, Lukas Bärfuss remet ainsi en question un mode de vie et d’être, la figure du koala lui permettant de donner à ce qui s’est passé un sens qui dépasse le destin individuel de son frère pour s’inscrire dans celui de l’humanité tout entière. Son histoire de la violence, envers soi, les autres et l’environnement, pointe l’absurdité des rapports prédateurs et d’une fuite en avant délétère. Une réflexion aussi lucide que désabusée, dans une écriture au rythme infaillible.

 

Lukas Bärfuss, Koala, tr. de l’allemand par Lionel Felchlin, Ed. Zoé, 2017, 176 pp.

 

http://www.lecourrier.ch/146483/une_histoire_de_la_violence