Le totalitarisme mou selon Velan

L’anti-utopie "Soft Goulag", roman culte d’Yves Velan, a marqué une génération de lecteurs. Epuisé, il est enfin réédité. Avant la suite de son œuvre importante?

Les Etats-Unis des années 1970 sont devenus «l’Union» de "Soft Goulag". 
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Il imagine «un univers concentrationnaire sans violence aucune, entre autres parce qu’il serait obtenu par un consensus démocratique, et où même la conscience de l’oppression aurait disparu – tout comme la littérature, étant donné qu’elle est un moyen de prendre conscience de la cruauté des choses.» C’est Yves Velan qui parle. On est en 1978, il donne une conférence sur la genèse de Soft Goulag au Club 44 de La Chaux-de-Fonds.(1) Grand Prix de la science-fiction francophone, son troisième roman, paru en 1977 chez Bertil Galland, a été réédité en 1990 – année où Velan reçoit le Grand Prix Ramuz pour l’ensemble de son œuvre –, avant de disparaître des radars tout comme son auteur et ses deux autres titres, épuisés. Après un drame personnel, le romancier chaux-de-fonnier né en 1925 a en effet souhaité se retirer de la vie publique et refusait toute réédition. Une position qui s’est infléchie ces derniers mois, belle surprise!

Soft Goulag est une anti-utopie grinçante inspirée par le séjour de l’écrivain à Urbana, dans l’Illinois, où il a enseigné onze ans dès la fin des années 1960. Urbana est d’ailleurs le décor de l’intrigue, racontée par un narrateur qui peine à écrire (une constante dans les romans de Velan): ce thésard laborieux à la «langue de papier mâché», comme la définit l’auteur et critique Philippe Renaud dans sa brillante postface, doit rendre un rapport à ses supérieurs sur «le droit de naissance» et choisit pour ce faire le «récit-écrit», dont il est peu familier – en opposition au «récit-montré», celui des séries proposées par la Télévision, qui offre aux «partenaires sociaux» des modèles de réactions et de comportements.

Une journée exceptionnelle

On l’aura compris: dans l’Union, le «même» règne en maître et l’individu a cédé le pas à la collectivité. Le narrateur a choisi pour son étude un couple banal, qu’il suit lors d’une journée exceptionnelle: ce 18 novembre, le numéro d’Ad et Ev sort lors du tirage et leur donne le droit de faire un enfant.

Ce matin-là, on les voit complices, ils «font l’humour» et «c’est l’excitation; portée très haut» – il n’y a dans ce «goulag mou» qu’une expression possible de l’excitation, de l’humour, de la cordialité, etc. Petit déjeuner entrecoupé d’appels téléphoniques leur rappelant d’honorer leurs dettes, départ d’Ad au travail dans l’un des bus qui sillonnent et structurent le territoire, contacts avec les collègues, annonce du tirage gagnant puis somptueuse cérémonie publique où le couple élu est submergé de cadeaux, party avec les «voisins amis»…

Le récit intrigue, fascine, tandis qu’on détecte son humour et qu’on se fait à son style pénible, administratif, parfait écho de l’esprit d’une société mielleusement totalitaire où tous jouent avec bonheur le jeu du «social», terrifiés à l’idée de s’en distinguer, abreuvés de messages et d’appels publicitaires.

Il s’agit donc de ne pas se laisser décourager par un début fastidieux, le narrateur exposant d’abord son projet dans une langue technocratique dont on peine encore à saisir les enjeux, après un prologue signé Saint Cornélien d’Alexandrie qui fait office d’allégorie du nouveau et de l’ancien capitalisme: passablement obscur. «Pascal Antonietti (président de l’association pour la promotion de Velan, lire ci-dessous, ndlr) disait à ses élèves de commencer page 37 et de ne lire le début qu’une fois le roman achevé. C’était aussi le conseil du premier éditeur», raconte Philippe Renaud. Conseil à suivre, donc.

Déraillements poétiques

Au cours du roman se dévoilent alors les subtilités d’un monde régi par des relations policées, dans une horizontalité mortifère où toute verticalité, de soi ou liée à la transmission, a été abolie: ni rêves ni souvenirs n’y ont leur place, pas plus que la littérature ou l’Histoire, et on ne procrée pas (l’Union imposant par ailleurs cette loi au reste du monde). La Télévision et la consommation sont reines, et les politiciens portent des noms de comiques de cinéma – tel le sénateur Stan XI Laurel. «Trump n’est-il pas d’abord un génie de la téléréalité?» s’amuse Philippe Renaud.

La logique de Soft Goulag est dérangée par trois très beaux passages poétiques qui dynamitent littéralement sa langue aseptisée. Ils ont trait au désir, à la nature, à ce qui peut faire dérailler l’ordre social. Ce rôle est également incarné par des figures d’étrangers: le Français Cheveu Rouge au parler et au comportement détonants, ou ce Mexicain au teint olivâtre, présences inquiétantes car irruptions de l’Autre qui menace de saper les conventions.

Tel est aussi pour Velan le rôle de la littérature, ainsi qu’il le développe dans Contre-Pouvoir (1978), vu comme le pendant théorique de Soft Goulag. Le littéraire doit désorienter, son objectif est «de déraillement, détraquement, césure, obscénité, obstacle». Faisant surgir l’Autre et l’imaginaire dans le tissu du même, la poésie «fugacement fraie une voie obscure vers le plus intime de nous-même», écrit Philippe Renaud. Et c’est cette énigme que craint par-dessus tout le narrateur angoissé de Soft Goulag.

Visionnaire

Le roman «nous interroge sur les formes de résistance possibles dès lors que le capitalisme victorieux est devenu une nature», relève Pascal Antonietti dans sa préface. Yves Velan, qui a également vécu à Paris, était proche de Roland Barthes et Francis Ponge, alors membre du parti communiste comme lui. Il pressent ici l’instauration d’une pensée unique planétaire via la mondialisation, le règne des slogans médiatiques et politiques, le risque que font peser la croissance et une consommation effrénée sur nos ressources, l’explosion ­démographique, l’avènement d’une culture et d’une littérature soumises aux lois du marché.

Et le lecteur est frappé par sa pertinence visionnaire, lui qui vit peut-être bien, aujourd’hui, dans une forme de goulag mou où a disparu l’idée même d’alternative économique ou sociale… 

1. Voir lebloglitterairedephilipperenaud.com, qui propose aussi une analyse de l’œuvre de Velan.

 Yves Velan, Soft Goulag, préface de Pascal Antonietti et postface de Philippe Renaud, Zoé Poche, 2017, 218 pp.

Lire aussi Pascal Antonietti, Yves Velan, Ed. Rodopi, 2005, 118 pp.

 

 

ROMAN INÉDIT EN QUÊTE D’ÉDITEUR

L’œuvre d’Yves Velan forme un tout cohérent et mériterait d’être (ré)éditée dans la foulée de Soft Goulag. C’est le but que s’est fixé l’Association pour la promotion de l’œuvre d’Yves Velan, fondée cet automne et présidée par le critique Pascal Antonietti: remettre en lumière Je (Seuil, 1959, Prix Fénélon et Prix de mai 1960) et La Statue de Condillac (Seuil, 1973), mais aussi trouver un éditeur prêt à publier le quatrième roman inédit d’Yves Velan, auquel il a consacré une trentaine d’années, Le Narrateur et son énergumène.
Il faut considérer l’œuvre de Velan comme une véritable tétralogie, note Pascal Antonietti dans son éclairante préface à Soft Goulag, chaque titre nouant avec les autres de subtils rapports. Yves Velan invente pour chacun un style et un univers propres, afin d’explorer différentes facettes de sa vision politique et littéraire. APD

 

http://www.lecourrier.ch/146256/le_totalitarisme_mou_selon_velan