Des mots «voués à la rosée»

Le projet d'Antoinette Rychner? Jour après jour, transcrire le paysage.

 

Devenir pré. Un verbe à l’infinitif, une action sans sujet, et un objet, ce pré, étendue vaste et fourmillante de vie couchée sous le ciel. Le titre dit l’effacement du je au profit d’un regard – et c’est bien de cela qu’il s’agit, dans le dernier livre d’Antoinette Rychner. Pendant une année, du 21 juin 2015 au 21 juin 2016, elle a observé la nature qui l’entoure depuis son lieu d’écriture, une roulotte de chantier réaménagée, plantée dans son jardin de Valangin (NE). Paru dans la collection Lieu et temps des Editions d’autre part, qui invite les auteurs neuchâtelois à traiter du thème du temps en résonance avec un lieu, Devenir pré entraîne ainsi le lecteur en douceur dans la valse des saisons, leurs changements infimes ou brutaux.

Jour après jour, transcrire le paysage, la vie minuscule et grandiose qui se déploie sous ses yeux, ses infimes vibrations, insectes, petits animaux, lumière… Rien de spectaculaire mais rien d’ennuyeux, bien au contraire, grâce à la beauté de la prose, à son rythme attentif, son attention fine au monde, sa poésie. Il y a cette prairie au crépuscule «devenue gaze de fée», les «appels de buses en nostalgie traînante», l’absolue liberté des oiseaux, les «sucs qui se retirent en terre comme un langage raréfié» quand décline l’ensoleillement, le poêle qu’il faut bientôt faire flamber dans la roulotte et l’ossature des arbres qui se révèle à la tombée des feuilles – «nouvelle grammaire, épurée et forte» –, ce vieux tilleul devenu personnage, les cristaux croustillants du givre et les «colossales diagonales d’ombre poussées par les troncs», avant le retour des crocus au charme provisoire… Ce «journal de contemplation» forme un tissu délicat duquel on se retrouve bientôt captif, devenant, nous aussi, ce que l’on voit.

Acte de résistance?

L’observation n’exclut pas les incursions de passages plus personnels – questionnements sur le statut des auteurs, remise de prix, micros événements comme la venue du chat, celle de l’enfant, le passage du voisin. Remplacé par le «on» ou l’infinitif, la subjectivité de la narratrice se lit dans ce regard posé sur les choses.

Le monde, son injustice, ne sont pas non plus tenus à l’écart. Confrontée aux attentats de Paris ou au discours d’exclusion de l’UDC, elle interroge sa propre solitude: «compte-t-elle pour moins de réalité» que le nombre? Quel sens cela a-t-il de «poursuivre en lieu clos une abstraction de pureté, un minuscule cosmos où peaufiner tranquillement cohérence, pensées…»? Et si, justement, la singularité de sa démarche était aussi politique? Acte de résistance, de désobéissance? A la toute fin du récit, une fois accompli le tour du solstice, le je surgit au moment de faire un vœu: «Qu’en n’importe quel autre lieu il soit possible de réactiver cet état d’attention procuré par le pré, permis par la fenêtre? Accordé! Je crois bien que je retrouverai où je veux la jouissance d’appeler le perçu en ma propre langue.» Telle est l’essentielle leçon donnée par le pré. Le puissant pouvoir de nommer, contre toutes les images figées.

 

 

Antoinette Rychner, Devenir pré, collection Lieu et temps, Ed. D’autre part, 2016, 179 pp.

http://www.lecourrier.ch/145349/des_mots_voues_a_la_rosee