Bonheur à Venise

En résidence dans la cité des doges, Matthias Zschokke envoie à ses proches des mails quotidiens: une correspondance en forme de mosaïque enchantée.

 

 

"Trois saisons à Venise" est le kaléidoscope scintillant d’une ville qui ne cesse de ravir et de surprendre le narrateur. 

 

«Je crois que je vais rester et être heureux», écrit Matthias Zschokke à son ami après quatre jours à Venise. A l’invitation d’une fondation suisse, l’écrivain bernois et sa compagne séjourneront dans un appartement au cœur de la ville de début juin à fin décembre 2012: trois saisons enchantées lors desquelles ce pessimiste inquiet mettra sans peine en application son bienheureux programme. Car la cité des doges est une merveille dont il ne se lasse pas. «C’est comme si j’avais atterri dans un calendrier de l’Avent et que j’avais le droit d’ouvrir une nouvelle fenêtre tous les jours», écrit-il, chaque heure étant plus éblouissante encore que la précédente, si bien qu’il souffre bientôt du syndrome de Stendhal, «prêt à exploser d’un excès de beauté».

 

C’est ce quotidien radieux que l’écrivain venu de son froid Berlin restitue dans Trois saisons à Venise, qui emprunte à nouveau la forme du récit par mails. Si, dans Courriers de Berlin (Zoé, 2014), ses messages à l’ami de Cologne dessinaient sa trajectoire sur plusieurs années, ils sont concentrés ici sur quelques mois et adressés à divers destinataires – amis, famille, ses éditeurs allemand et genevois, sa traductrice, une amie cantatrice, une directrice de musée, etc. Pas plus que dans Courriers de Berlin n’apparaissent les réponses de ses interlocuteurs: c’est donc un portrait de l’auteur en mosaïque qui s’esquisse au fil de ces vignettes du quotidien, en même temps que le kaléidoscope scintillant d’une ville qui ne cesse de le surprendre, de le combler, de le ravir.

Irrésistible humour

Il se laisse porter au gré des ruelles et des canaux, prend des vaporetti, découvre des piazzette, des fresques de Lotto ou du Tintoret dans des églises sombres; il évite les musées, fuit les rendez-vous culturels, va se baigner tôt au Lido puis déguste son café macchiato avec un croissant aux amandes, finit par aimer le flux des touristes, spectacle au sein duquel il zigzague en flâneur bienveillant – «Aller pendant la journée à la place Saint-Marc ou au Rialto se frotter un petit quart d’heure aux Japonaises poudrées de blanc ou aux Russes à la face rouge, c’est un plaisir.»

Sous la canicule ou lors des hautes eaux de l’automne, on le suit avec un même ravissement dans ses pérégrinations, ses messages formant peu à peu un roman dense et captivant. Comment survivra-t-il à la chaleur et aux moustiques menaçants? Est-ce que le dodu Jerom, jeune goéland échoué devant ses fenêtres, parviendra à prendre son envol? Quelle atmosphère l’hiver fera-t-il planer sur les canaux? Son roman L’Homme qui avait deux yeux, tout juste sorti en allemand, aura-t-il enfin un meilleur accueil? Et ce concert privé qu’il organise en novembre, sera-t-il un succès? Ce ne sont là que quelques-uns des fils que tisse l’auteur dans sa trame chatoyante, et qu’il mêle à des traits d’humour irrésistible.

Car le regard qu’il pose sur ce qui l’entoure est aussi ému et profond que malicieux. Il excelle à repérer le comique de certaines situations, tandis que son sens de l’autodérision et sa prose aérienne autorisent toutes les audaces. On rit beaucoup, à la lecture de ces saisons vénitiennes. Entre humour et mélancolie, c’est ainsi toute une manière d’être au monde qui se déchiffre au fil de l’apparente banalité des jours.

Avec son ami de Cologne, il est par ailleurs souvent question de livres, de films, d’émissions, de critiques et d’écrivains que Matthias Zschokke encense ou épingle avec la même liberté, dévoilant au passage sa vision de l’écriture, de la vie littéraire ou du rôle public de l’écrivain. «J’ai décidé de lire, placide comme une saucisse (…) jusqu’à ce qu’on soit tous endormis», raconte-t-il à propos d’une lecture publique de L’Homme qui avait deux yeux (Zoé 2015).

Vivre au lieu d’écrire

Voyant venir avec tristesse le terme de son séjour, il envisage de s’installer pour de bon dans la ville italienne. Un bémol, cependant: impossible de rester assis devant son ordinateur, au milieu de toute cette splendeur. Il faut sortir, vivre, se remplir de félicité. Tenaillé d’abord par la culpabilité, Zschokke cédera entièrement à l’«orgie de séductions» qui se déploie au dehors. «Je ne peux pas me souvenir d’avoir jamais pris un tel plaisir à la vie quotidienne que dans les derniers mois. Mais travailler, je n’y suis jamais arrivé.»

Pas une ligne, donc, hormis ces messages envoyés quand le bonheur se fait trop fort, qui ouvrent pour ceux restés au Nord les fenêtres illuminées de son calendrier de l’Avent – et qui finissent bien par former un livre! Autre magie vénitienne? Quoiqu’il en soit, le lecteur n’a bientôt plus qu’une envie à la lecture de ces Trois saisons dont la traduction d’Isabelle Rüf, critique littéraire au Temps, restitue toute la saveur: filer à Venise vérifier sa propre sensibilité au syndrome de Stendhal.

 

Matthias Zschokke, Trois saisons à Venise, trad. de l’allemand par Isabelle Rüf, Editions Zoé, 2016, 384 pp.

Lire le début du livre dans la rubrique d'inédits d'auteurs suisses du Courrier.

http://www.lecourrier.ch/145348/bonheur_a_venise