Itinéraire d’un poète enragé

C’est un OVNI de la littérature du XXe siècle que La Baconnière remet sur le devant de la scène en publiant Le Premier Dieu et autres proses, avant un volume de poèmes et un autre d’essais à paraître prochainement. Avec le concours de la traductrice Jacqueline Lavaud, la maison genevoise s’engage en effet dans l’édition des œuvres complètes de l’Italien Emanuel Carnevali (1897-1942), des proses, poèmes et essais inclassables rédigés presque entièrement en anglais, sa langue d’exil, et aujourd’hui tombés dans l’oubli.

Le Premier Dieu est l’autobiographie irrévérencieuse et fragmentaire d’un homme au destin chaotique. Elle est accompagnée d’une préface du musicien et écrivain Emidio Clementi, d’une notice biographique et de témoignages de William Carlos Williams, Sherwood Anderson et Robert McAlmon, écrivains américains qui l’ont côtoyé. Carnevali y raconte son enfance misérable aux côtés d’une mère dépressive qui mourra jeune, le rôle qu’a joué sa tante, ses retrouvailles avec un père dur qui l’envoie en pension, sa fuite à 16 ans pour les Etats-Unis, où il vivra de boulots minables dans des meublés new-yorkais sordides, son mariage éphémère et ses passions amoureuses.

Le tout est transcendé par sa soif dévorante de devenir poète et ses rencontres avec les intellectuels et auteurs influents de l’époque. Il codirigera même brièvement la revue Poetry, à Chicago, avec Harriet Monroe. Le premier dieu, c’est lui – et non ce «symbole sentimental» inventé par la religion. Extrême, exalté, tiraillé entre la brutalité d’une existence indigente et la hauteur de ses aspirations, il signe une prose à son image: flamboyante, sans concession, colérique et passionnée, tour à tour lyrique et caustique, toujours imprévisible, parfois d’une rare violence, riche en fulgurances poétiques inédites.

En 1920, Carnevali est frappé d’encéphalite léthargique: ses crises, à la limite de la psychose, finissent par le couper du monde extérieur et le forcent à rentrer en Italie, où il est admis à l’hôpital public de Bazzano en 1922. Il ne perd par le lien avec ses amis américains, qui l’encouragent à continuer d’écrire. McAlmon lui offre même un an en clinique et commence à recueillir ses écrits. C’est aussi à cette époque que Carnevali correspond avec Ezra Pound. Il mourra à Bazzano à l’âge de 45 ans. Les proses qui suivent Le Premier Dieu racontent sa vie de malade au fil de vignettes acérées et ironiques, brossant des portraits hauts en couleur de son entourage et du quotidien provincial.

En attendant les poèmes et les essais, on retient ses lignes brûlantes, franches et métaphoriques, le rythme rapide d’une prose habitée – l’anglais perce parfois dans la structure des phrases –, son regard aiguisé et un talent au vitriol.

 

Emanuel Carnevali, Le Premier Dieu et autres proses, tr. de l’italien et de l’anglais par Jacqueline Lavaud, préface d’Emidio Clementi, Ed. La Baconnière, 2015, 318 pp.

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