Vivre à tout prix

Stella Goldschlag, juive, a collaboré avec les nazis. Laurent Sagalovitsch s'inspire de son destin dans un roman fort qui questionne le bien et le mal.

 

Arrêtée par les nazis en 1943, Stella Goldschlag a collaboré avec le régime en traquant les juifs cachés à Berlin, pour sauver la vie de ses parents – et la sienne. Commençant par ses propres connaissances qui lui faisaient confiance, elle obtenait des informations sur les lieux où ils vivaient clandestinement. Elle aurait ainsi envoyé à la mort entre 600 et 3000 de ses coreligionnaires. Après la guerre, elle purge dix ans de réclusion dans les camps soviétiques, et se suicide en 1994, à l’âge de 72 ans. C’est ce destin terrible qui a librement inspiré Laurent Sagalovitsch: remettant en lumière une histoire longtemps taboue, Vera Kaplan sonde les contradictions et la complexité de l’âme humaine, se refusant à tout jugement moral. Un livre fort.

Ancien critique littéraire à Libé et aux Inrocks, l’écrivain français résidant à Vancouver imagine une structure polyphonique qui permet à la fois le recul du temps et l’immersion dans la psyché de son héroïne. A Tel-Aviv, quelques années après la mort de sa mère, un homme reçoit une lettre à l’intention de la disparue: un notaire de Wiesbaden, en Allemagne, se réjouit d’avoir retrouvé la trace de la fille de sa cliente, qui vient de mettre fin à ses jours. Il joint à son courrier un testament, ainsi que le journal tenu pendant la guerre par Vera Kaplan. Le narrateur découvre alors l’existence d’une grand-mère dont il n’avait jamais entendu parler – sa mère ayant été placée peu après sa naissance. Cet homme sans ascendance (il est aussi de père inconnu!) laisse alors la parole au récit glaçant d’une trahison que personne n’a jamais comprise.

Vera Kaplan veut «débattre une dernière fois avec l’intimité de [s]on être», écrit-elle dans son texte testamentaire; sans se mentir, sans se renier non plus, elle veut exister hors de l’image de monstre véhiculée par les médias et lors de son procès, espérant que son récit rejoigne un jour sa fille à laquelle elle n’a cessé d’écrire. A la veille de mourir, elle justifie son choix passé par un désir de vie plus fort que sa conscience: si elle a collaboré, dit-elle en substance, c’est parce que les juifs eux-mêmes avaient capitulé, résignés, dans l’attente de leur mort. «Ils étaient nés pour mourir. Ils avaient trahi (…) cette promesse de lutter jusqu’à la dernière minute sans jamais faillir», manqué à leur parole d’agir comme de «vrais Juifs». Révoltée, en rage devant cette soumission, elle ne peut l’accepter: «Ce furent eux, les véritables complices, ce furent eux qui par leur passivité criminelle collaborèrent avec leurs assassins», assène-t-elle, sans pour autant se dédouaner. Si la douleur et la solitude restent vives, elle sait qu’elle n’aurait pu agir autrement sous peine de se transformer elle-même en agneau sacrificiel.

Lucide et violente, elle raconte l’arrestation de sa famille, puis sa vie en prison après la guerre et les années qui suivirent, où il fallut vivre et se reconstruire. Le journal, lui, relate le temps de la trahison – qui ne sauvera pourtant pas ses parents. Confrontant les deux textes, Laurent Sagalovitsch montre l’évolution de son point de vue, ajoutant une strate de complexité à ce récit remarquable. Car quelle liberté avait alors la jeune fille? Enfermée, contrainte, elle vit l’enfer de son secret et de son imposture – malgré l’amour qui réussit à se faufiler dans cette incroyable situation. Redonnant pour finir la parole à son petit-fils, l’auteur boucle la boucle de belle manière. Par son questionnement des frontières entre victimes et bourreaux, Vera Kaplan marque durablement les esprits.

 

Laurent Sagalovitsch, Vera Kaplan, Ed. Buchet Chastel, 2016, 144 pp.

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