La lisière du rêve

Dans "Jours merveilleux au bord de l’ombre", Rose-Marie Pagnard conte une histoire de famille, d’amour et d’injustice.

Le monde romanesque de Rose-Marie Pagnard est teinté d’onirisme et de merveilleux, ses personnages portés par des élans étranges et exaltés, son écriture riche en images étonnantes, en vibrations inédites. Après le magnifique J’aime ce qui vacille en 2013 (Prix suisse de littérature), sur le deuil d’un enfant, on retrouve cette veine poétique qui emprunte au conte dans son dernier roman, une histoire d’injustice et de jalousie entre deux frères qui n’est pas sans évoquer le mythe de Caïn et Abel.

 

Contrepoint enchanté

Räuben Jakob est un homme puissant: conseiller communal à vie d’une petite ville des années 1960 plongée dans l’hiver, directeur de la fabrique de feux d’artifice, chasseur émérite, il règne sur son monde. Il emploie d’ailleurs Davitt, son frère plus jeune de vingt ans, marqué par une sombre histoire de vol. Une affaire montée de toutes pièces par Räuben lui-même – et un secret de Polichinelle dans la ville –, qui a aussi expulsé leur père de chez lui pour s’enrichir de la vente des terrains.

Etrangement passif, déprimé, Davitt est une victime. Il porte comme un stigmate cette injustice qui frappe aussi ses proches d’un sceau d’infamie. Or ses enfants – Brun, 13 ans, «génial» et charmeur, et sa petite sœur Dobbie – sont bien décidés à laver l’honneur de leur père. Liés par une relation intense, ils forment un contrepoint enchanté au sombre duo des frères. Jours merveilleux au bord de l’ombre est d’ailleurs narré par Dobbie, qui dialogue parfois avec l’histoire elle-même ou s’efface pour laisser le premier plan à des pans du récit dont elle n’a pas été témoin. La fillette suit Brun dans sa quête de justice, dans ses fouilles chez l’oncle, sa visite du grand-père relégué. Et l’admire inconditionnellement. «Mon frère finira par dissiper toutes les ombres et fantaisies, je lui tiendrai la main sans qu’il s’en aperçoive, nous nous comprenons comme si nous étions nés ensemble pendant l’orage historique qui, en réalité, concerne uniquement sa naissance.»

Ils mèneront leur enquête, mais les indices ne cessent de se dérober... Autour d’eux gravitent des personnages hauts en couleur: leur professeur de violon et sa fille adoptive, Valère Optik le marchand de cristal, le comte Mato Graf, voleur et vendeur de roses, le chroniqueur Kari Matt, et leur mère bien sûr, la rayonnante Dorothée qui va toujours pieds nus. Serait-ce parce que Räuben la désire depuis toujours que son âme s’est teintée de noirceur?

 

Jeu avec les contraires

Impossible de détester tout à fait ce mesquin malfrat, dont on découvre les faiblesses et qui aime ses neveux. «Je sens une affection en moi transformer mon oncle en géant aux yeux maquillés d’or, aux cheveux d’or, au cœur d’or – des beautés que je garde pour moi seule», dira Dobbie. Rose-Marie Pagnard peint ses personnages dans leur complexité, leur conférant sans cesse de nouvelles couleurs, surprenantes et chatoyantes; elle joue avec les contraires, toujours au bord de l’ombre – du mystère –, comme le suggère le titre du roman. Dans son monde étonnant, le bien se change en mal, l’invraisemblable devient banal, l’imaginaire se retrouve sur le même plan que le réel – à moins que ce ne soit l’inverse.

Elle laisse aussi la place à l’irruption du hasard, à des interruptions quasi féeriques, sa prose évoluant avec une grande liberté de ton comme de logique narrative. Ce roman solaire n’enferme rien, sinue et déroute, désarçonne le lecteur. Ceux qui savent faire appel à leur esprit d’enfant adoreront.

 

Rose-Marie Pagnard, Jours merveilleux au bord de l’ombre, Zoé, 2016, 208 pp.

 

DEUX ARTISTES EN DIALOGUE

Depuis son premier livre en 1985 (les nouvelles Séduire, dit-elle), Rose-Marie Pagnard, née à Delémont en 1943, construit peu à peu une œuvre qui transcende le deuil et la mélancolie en tissant les thèmes récurrents: l’enfance, la création, la culpabilité et l’espoir, l’amour, la folie, le don de l’imagination. On ne manquera pas le très beau documentaire qu’a réalisé Claude Stadelmann sur son travail et celui de son mari René Myrha, plasticien et scénographe: sorti en salles au printemps dernier et disponible en DVD, Des Ailes et des ombres montre le dialogue que les deux artistes nouent depuis les années 1960. Ils participent alors à la vie artistique bâloise, avant de s’installer aux Breuleux en 1985, où leur travail pictural et littéraire se nourrit et grandit en complicité dans une ancienne ferme devenue lieu de vie et de création. S’éclaire alors l’étonnante et profonde intimité entre ces deux univers si singuliers. APD

Claude Stadelmann, Des Ailes et des ombres, Signe Production, 2016, 63’

 

http://www.lecourrier.ch/143727/la_lisiere_du_reve