Aspirations intimes à l’épreuve du réel

Le grand auteur slovène Drago Jancar explore les contradictions et les idéaux d'une génération déboussolée. 

 

«Le jeune violoniste ne pouvait pas savoir que c’était bel et bien son destin qui descendait d’un pas un peu incertain l’escalier de la station Schottentor», dit l’entame de Six mois dans la vie de Ciril, dernier roman traduit en français du grand écrivain slovène Drago Jancar. Etonné par la somme inhabituelle que lui laisse l’homme rougeaud à la démarche vacillante, le musicien lâche un «boglonaj!» Ce petit mot va tout déclencher. Car Stefan Dobernik est lui aussi slovène, venu à Vienne pour affaires. Il entraîne aussitôt le jeune homme dans une virée ­alcoolisée en lui racontant des bribes de sa jeunesse, avant de le ramener au pays. Ciril, bientôt 30 ans, se laisse faire. C’est que quelque chose doit changer dans sa vie.

Après Cette nuit, je l’ai vue (Prix du meilleur livre étranger 2014), Drago Jancar signe ici le roman des désillusions, en même temps que le portrait sensible d’une génération perdue, déchirée entre ses aspirations et la réalité. Comment choisir entre son talent et une carrière qui rapporte? Ciril a besoin de gagner sa vie, de reconnaissance sociale; entre faire la manche dans le métro et jouer avec son groupe de klezmer, l’horizon lui semble bouché.

 

Antihéros naïf

A Ljubljana, où il a étudié l’ethnologie, il loge chez Stefan qui lui propose un boulot dans sa société d’investissements immobiliers. Sans grandes compétences, Ciril devient coursier puis «conseiller», et découvre une facette moins joviale de l’homme d’affaire tandis que la fille de ce dernier projette sur lui ses élans amoureux. Cet antihéros naïf et idéaliste navigue à vue, sans réelles convictions, doutant de son talent comme de la direction à suivre. Peu à peu englué dans des relations troubles, il remet à plus tard ses rêves artistiques et s’enfonce dans les méandres d’un business qui flirte avec l’illégalité, tandis que la ville de ses études le confronte à ses échecs passés, notamment amoureux.

Se faire une place au soleil, est-ce vendre son âme? Jeune militant pour la démocratie dans les années 1970 et 1980, emprisonné quelques mois sous Tito pour «propagande en faveur de l’ennemi», Drago Jancar appartient à une génération engagée, qui s’est battue pour la démocratie. Journaliste puis scénariste, dramaturge et éditeur, traduit dans plus de vingt langues et lauréat de prix prestigieux en Europe, il pointe ici les difficultés d’une jeunesse déchirée entre ses désirs intimes et la nécessité de gagner sa vie dans une réalité capitaliste très dure. Porté par une écriture limpide et doucement mélancolique, Six mois dans la vie de Ciril joue avec le tragi-comique et brosse au final un sombre constat. De lâchetés en compromis, son héros velléitaire laisse, littéralement, sa vie lui échapper. Faut-il craindre la précarité ou la perte de sa liberté? Ce dilemme existentiel prend des résonances universelles.

 

Drago Jančar, Six mois dans la vie de Ciril, tr. du slovène par Andrée Lück Gaye, Ed. Phébus, 2016, 320 pp.

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