Ce qui reste de la vie sauvage

Dans "Monde animal", Blaise Hofmann suit les pas du graveur animalier Pierre Baumgart dans la campagne romande et les montagnes voisines.

Gypaète barbu frôlant les flancs rocheux de la Gemmi (Valais).
PIERRE BAUMGART

C’est un petit livre dans lequel on chemine avec lenteur, avec douceur, émus, émerveillés. On y suit le rythme de la marche, le temps de l’observation, attentifs aux insectes, aux milans, aux blaireaux et à l’hermine furtive, aux gypaètes tournoyants, à ces chauves-souris «féeriques, antédiluviennes et futuristes», au butor étoilé à la démarche inquiète. Auteur notamment du récit de voyage Billet aller simple (2006) et d’Estive (Prix Nicolas Bouvier 2008), Blaise Hofmann a accompagné pendant un an le graveur animalier Pierre Baumgart dans la campagne romande et de France voisine. De Bernex au Fort de L’Ecluse, de Chancy aux Alpes valaisannes en passant par les marais de Sionnet – entre Choulex et Meinier –, les bords du Léman ou le Jura vaudois, on suit leurs traces au fil des saisons et des pages de ce Monde animal, qui redessine avec grâce et précision une géographie à la fois familière et poétique.

«J’appréhende la nature comme un touriste, un randonneur, pire, un sportif, constatait d’entrée de jeu l’auteur vaudois, après avoir tenté de raconter quelques randonnées. Plus compétents sont les chasseurs, les bûcherons, les garde-forestiers. Je me crois supérieur car libre de la contempler – sans fusil, sans hache, sans mandat – mais c’est l’inverse, je suis orphelin de la terre, désenchanté, sans verticalité.» Un coup de foudre – la rencontre avec une rosalie des Alpes, délicat insecte – lui fait pressentir l’étendue d’une «autre vie, secrète et riche de tout ce qui n’est pas vu, pas entendu, pas su». La vie sauvage est un «surplus d’âme», écrit-il, «le paysage s’ouvre comme un livre». Et le lecteur de s’y élancer avec lui, heureux de partager cette entreprise de réenchantement du monde et de soi.

Avec Pierre Baumgart, Blaise Hofmann apprendra à regarder, à écrire ce qu’il sent. Il veut se mettre à la place de la fourmi, ralentir la course effrénée du monde, voir se déplier cette autre dimension secrète qu’il découvre humble et fasciné. C’est à un rythme lent qu’invite Monde animal. Celui des nuits d’affût, de l’attente et de l’attention vive, celui des rêveurs qui, au fond, habitent plus intensément le réel, plantant leur télescope pour observer le retour des milans noirs depuis le pont reliant le quartier de Saint-Jean et le Bois de la Bâtie, ou remplissant des cahiers de croquis pour saisir le mouvement d’une aile, le poudroiement d’un papillon.

Cette exigence de la lenteur est une éthique, qui fait  partie du travail de la gravure comme de celui des artisans de l’atelier d’imprimerie Encre & Plomb, à Chavannes-près-Renens. Car l’aventure a commencé par un projet de livre d’art, Impressions, douze gravures originales et douze textes composés au plomb, relié artisanalement et imprimé à 28 exemplaires avec Encre & Plomb, (voir l’émission de la RTS Passe-moi les jumelles d’avril dernier). Monde animal est le prolongement de ce voyage, que l’écrivain a voulu partager avec un plus large public,  rythmé par vingt-cinq reproductions en couleur des œuvres de Pierre Baumgart. Blaise Hofmann consacre de belles pages à l’art de la gravure et à celui de la typographie, entre odeur de l’encre, cliquetis des machines et travail de la gouge dans les épaisseurs du bois.

Arpentant avec le graveur les espaces préservés de la région, cherchant des espèces dont il retrace l’histoire de la disparition et de la réintroduction (gypaètes barbus ou ibis chauves), il est frappé par la fragilité de la vie sauvage. Peut-on encore employer le terme? «Aide à la reproduction, nourrissages hivernaux, régulation d’effectifs, pose de bagues et de balises»: les politiques de gestion de la nature ont balisé le territoire et transformé ses protecteurs en «producteurs d’espèces menacées». Gypaètes s’échangent contre lynx ou bouquetins, leur présence nourrissant par ailleurs un tourisme de l’observation où la consommation d’images «authentiques» encourage les amateurs; chaque année, dans les Alpes, des nidifications échouent à cause de cette chasse photographique.

C’est bien sûr une démarche aux antipodes qui anime Pierre Baumgart. à 10 ans, déjà passionné, il rencontre Robert Hainard, référence pour les artistes animaliers, qui lui a «donné le feu». Depuis, il n’a cessé d’apprendre, mariant art et science après un passage frustrant par la case beaux-arts. «Pour les scientifiques, je suis l’artiste. Selon les artistes, je suis l’artisan. Et avec les artisans, je suis de nouveau l’artiste!», résume-t-il. Son savoir-faire et son regard sensible s’expriment dans des gravures sobres dont les fines nuances saisissent la posture et le mouvement. Une consécration de l’instant, résultat patient d’années d’ébauches et d’affûts. Ce dialogue entre textes et dessin fait toute la magie de Monde animal, où l’ innocence retrouvée du regard va de pair avec sa lucidité.

 

Blaise Hofmann, Monde animal, gravures de Pierre Baumgart, D’autre part, 2016, 167 pp.

Rencontres. Ma 18 octobre 2016, les auteurs présenteront Monde animal et Impressions après la projection du reportage de Passe-moi les jumelles, 19h à la Bibliothèque de Saint-Jean (19 av. des Tilleuls, Genève). Sa 12 novembre, ils seront au Salon des petits éditeurs, Grand-Saconnex (GE), et sa 19 novembre au Salon du livre romand, à Fribourg.

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