Traque romanesque

Antonio Muñoz Molina suit la fuite à Lisbonne de l’assassin de Martin Luther King, tout en réfléchissant à l’écriture de fiction.

«La peur m’a réveillé immergé dans la conscience d’un autre; la peur et l’intoxication par les lectures et les recherches.» C’est l’écrivain qui parle, celui qui enquête, obsédé par son personnage, cet autre dans l’esprit duquel il se glisse jusqu’au vertige. En ouverture de son magnifique Comme l’ombre qui s’en va, Antonio Muñoz Molina pose d’emblée les deux pôles qui structurent son récit: d’un côté, il suit la folle cavale de James Earl Ray après qu’il a assassiné Martin Luther King, le 4 avril 1968; de l’autre, il réfléchit à la création romanesque. Pivot de cette double quête: Lisbonne, où le meurtrier a passé dix jours en mai 1968, où l’auteur est venu chercher un cadre pour son deuxième roman en 1987, et qu’il arpente à nouveau en 2013, alors écrivain confirmé, sur les traces de Ray et de sa propre jeunesse.

Deux époques, deux fils narratifs: Comme l’ombre qui s’en va est une plongée passionnante dans l’atelier de l’écrivain en même temps qu’une enquête très personnelle sur un crime entaché d’inconnues. Entrelaçant de manière fine passé et présent, réel et imaginaire, Antonio Muñoz Molina réfléchit à la manière dont le roman se construit et dont la fiction va au-delà des faits pour pénétrer la conscience des protagonistes. Et c’est toute sa poétique qui se dessine ici, en acte, à travers le dialogue entre les deux niveaux narratifs.

Quand il découvre Lisbonne en 1987, Muñoz Molina est un petit fonctionnaire frustré obsédé par l’écriture, un jeune père et mari distrait qui vit très mal les contraintes familiales et refait le monde dans les bars et les clubs de jazz. Ses trois jours d’évasion dans la cité portuaire, si étrangère, lui offrent une liberté, une lumière neuve, qui donnent un élan décisif à son texte en gestation en le menant vers la fiction. Le succès de L’Hiver à Lisbonne lui permettra de quitter son travail pour se lancer dans l’écriture.

C’est à partir de faits advenus que se nourrit l’imagination narrative, rappelle l’écrivain espagnol né en 1956, lauréat de nombreux prix. Chaque infime détail peut trouver sa place dans le roman, contribuer à son architecture, comme ces mosaïques colorées des trottoirs de Lisbonne. Ecrire de la fiction, c’est aussi «voir le monde par les yeux d’un autre, l’entendre avec d’autres oreilles». Comme l’ombre qui s’en va le montre hanté par l’assassin de Luther King – mais aussi par ce dernier.

 

Dans la peau du meurtrier

James Earl Ray vient d’une enfance dévastée, indigente, d’une famille sans liens et sans amour. L’écrivain pénètre dans son univers mental pour en saisir les rouages, et éclairer ce qui a pu le mener à viser le célèbre militant des droits civiques depuis la fenêtre d’une pension sordide. Il enquête, lit tout ce qu’il trouve sur Ray mais aussi les livres mêmes de l’assassin, féru de science-fiction et d’autohypnose; il cherche à Lisbonne son hôtel miteux, les rues et les bars qu’il a fréquentés en attendant un improbable visa pour l’Angola, de plus en plus pauvre, maigre et misérable à mesure que fondent ses économies. Recoupant ses sources, mêlant investigation et fantasmes, Muñoz Molina donne à Ray la chair d’un véritable personnage alors que celui-ci voudrait disparaître, se dissoudre dans Lisbonne «comme une ombre qui s’en va», effacé par ses photos qui montrent toujours un autre visage et par ses multiples identités.

 

Le jazz, modèle esthétique

Possédé par son sujet, «intoxiqué» malgré la présence à ses côtés de la femme aimée, l’écrivain tourne autour de la figure de Ray et de la ville qui prend la dimension d’un véritable personnage. L’écriture romanesque est infinie, ses ramifications innombrables, jamais elle ne se ferme ni ne s’achève, nous dit Muñoz Molina, qui restitue ici son mouvement et ses zones d’ombre.

Son jeu subtil entre réalité et imaginaire, enquête et intimité, fait écho au mélange de liberté et de structure à l’œuvre dans le jazz, qui le fascine. «Je voulais que l’écriture ait le phrasé, l’intranquillité d’une musique de jazz», note-t-il, y voyant un modèle éthique et esthétique. Car ce mélange de technique et d’improvisation, «de discipline et d’abandon», «de légèreté et de profondeur», cette manière de suivre «une impulsion puissante mais sans savoir où j’allais», qui autorise des détours gages de trésors inattendus, sont au cœur de cette écriture qui laisse sa place au lecteur.

La langue souple et sinueuse de l’auteur espagnol fait écho à ce credo: ses longues phrases enroulées, sensuelles, tissent les mêmes thèmes obsédants dans d’infinies variations, et donnent à Comme l’ombre qui s’en va son élan fluide et syncopé. Tout en préservant le mystère au cœur du récit.

 

Antonio Muñoz Molina, Comme l’ombre qui s’en va, tr. de l’espagnol par Philippe Bataillon, Ed. du Seuil, 2016, 448 pp.

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