Après la catastrophe

Tom Malmquist a brutalement perdu sa compagne, puis son père. Il signe À tout moment la vie, un livre d’amour et de deuil aussi lumineux qu’impressionnant.

Né en 1978, Tom Malmquist est musicien et poète. Finaliste pour le Grand Prix de littérature du Conseil nordique 2016, à tout moment la vie est son premier livre en prose. 
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Subjugué, bouleversé, on est littéralement happé par les cent premières pages d’A tout moment la vie, qui déroulent en un seul souffle une course contre la montre, contre la mort, au long des interminables couloirs de l’hôpital Karolinska à Stockholm. Dans une prose au cordeau dictée par l’urgence, Tom Malmquist réussit à évoquer le plus délicat des sujets, d’autant qu’il est autobiographique: la mort de l’être aimé. A mille lieues de tout pathos, dans des pages à la fois haletantes et tout en retenue qui restituent entière la brutalité de l’événement, il signe un chef-d’œuvre de puissance et d’émotion. Jamais on n’a lu lignes aussi sobres et fortes sur l’amour, la mort, le deuil.

 

La chair des jours

Le secret d’une telle réussite? Sans doute la précision lapidaire avec laquelle il raconte les faits et évacue toute expression romantique des sentiments. Karin Lägerlof, sa compagne depuis dix ans, poète tout comme lui, est enceinte de huit mois quand elle est prise d’un malaise. L’hôpital diagnostique aussitôt une leucémie foudroyante et tout s’accélère de manière surréaliste. La petite fille qu’elle attend naît par césarienne. Tom passe plusieurs semaines à courir entre la vie et la mort, les services de néonatologie et ceux de chirurgie thoracique. Karin ne ressortira jamais du coma. «La patiente présente des asystolies à 05.52, le potassium continue de monter, le lactate reste à 28, l’ECMO est inchangé à 5500 tours par minute, 5,1 litres de débit, aucune chance de récupération, et je choisis par conséquent d’arrêter le respirateur et l’ECMO. Le silence se fait dans la pièce, plus rien ne fait de bruit.»

Après le décès de Karin, le rythme du récit s’apaise pour narrer le retour à une réalité désertée, l’absurdité d’une bureaucratie tatillonne, les soins à donner à la petite Livia qui s’éveille, la famille et les amis désemparés, puis une deuxième épreuve: le déclin et le décès de son père, le journaliste sportif Thomas Malmquist. L’auteur évoque finement leur relation complexe, ses souvenirs d’enfance – il a été hockeyeur de haut niveau –, l’amitié qui lia son père à Björn Borg.

Au récit de cette année marquée par la perte, qui le transformera pour toujours, il juxtapose les réminiscences de sa rencontre avec Karin et de leur relation, avec une tendresse et une douceur qui restituent la chair des jours. Jusqu’à la sortie progressive de la nuit, et cette lueur un matin de printemps alors qu’il amène pour la première fois Livia au jardin d’enfant.

Grâce à sa prose pudique, à une construction admirable et à des variations de rythme maîtrisées, A tout moment la vie ne se laisse jamais submerger par son sujet. C’est que les émotions avaient une telle force qu’il fallait ériger un mur entre soi et le papier, dit Tom Malmquist dans une interview à voir sur le site de la librairie Mollat. Ce mur, ce soutien aussi, ce seront les notes qu’il a prises à l’hôpital même, afin de pouvoir tout raconter à Karin au cas où elle sortirait du coma. C’est à partir d’elles qu’il a commencé à écrire, trois mois seulement après le décès de sa compagne, ce sont elles qui donnent au récit cette précision hypnotique, cette apparente neutralité qui ne fait qu’exacerber l’émotion.

 

Simplement décrire

De fait, la situation est si violente que le lecteur la saisit d’emblée dans toute sa crudité brute: nul besoin d’évoquer les pleurs, la colère, la confusion; simplement décrire ce qui s’est passé suffit à traduire le tragique. On est ainsi plongé dans l’ici et maintenant, l’immédiateté des événements se reflétant dans l’usage du présent et la rapidité du discours indirect: pas de répit ni d’issue dans cet enfer que Malmquist traverse éperdu. Là réside aussi la force d’A tout moment la vie, son pouvoir de fascination.

Le texte est né d’une nécessité vitale – raconter l’histoire, trouver les mots juste pour apprivoiser la peine. Mais sa précision tendue n’empêche pas la grâce. Anti-sentimental, le style irradie pourtant de force poétique et d’une sensibilité aiguë. Son exigence de sobriété, sa limpidité et ses silences ouvrent des espaces où projeter ses propres émotions, où reconnaître son humanité fragile. Tom Malmquist fait d’un sujet intime et difficile un texte ouvert, partageable, généreux, qui finit par transcender la perte. Comme le suggère le titre, la vie ne s’est pas arrêtée: elle imprègne chaque instant, elle se manifeste aussi dans l’énergie qui infuse ces lignes, dans leur souffle et leur mouvement. Loin d’être un livre sombre, A tout moment la vie est une splendide histoire d’amour et de vie. 

Tom Malmquist, À tout moment la vie, traduit du suédois par Hélène Hervieu, coll. Notabilia, 2016, Ed. Noir sur Blanc, 320 pp.

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