Aimer, résister

 Improbable rencontre, amour imprévu. Tout oppose Aurore et Ludovic. Elle est styliste reconnue à Paris et dirige sa propre entreprise; agriculteur reconverti dans le recouvrement de dettes, il mène un quotidien austère et reste attaché à sa terre.

 

Elle est menue, élégante; c’est un colosse maladroit aux épaules rassurantes. Elle est mariée à un homme d’affaires américain sûr de lui qui respire la réussite, avec lequel elle vit, en famille, dans un bel appartement au dernier étage d’un vieil immeuble rénové; il est seul depuis la mort de sa compagne et habite un studio vétuste.

Leur lien? Leurs fenêtres se font face et donnent sur la même cour intérieure. S’ils se croisent parfois devant les boîtes aux lettres, ils n’éprouvent l’un pour l’autre qu’une curiosité mêlée de répulsion. Jusqu’au jour où Ludovic est témoin de la panique d’Aurore face aux corbeaux qui ont pris leurs quartiers dans la cour. C’est d’ailleurs depuis l’arrivée de ces oiseaux de malheur qu’elle soupçonne son associé de la duper. L’homme de la campagne se débarrassera des volatiles, et les deux se lient peu à peu d’une étonnante complicité.

Dans Repose-toi sur moi, en s’attaquant au thème ressassé de l’amour entre deux êtres que tout sépare, Serge Joncour prend des risques – d’autant que les milieux sociaux de ses protagonistes appartiennent également à deux univers très marqués. Mais justement, ceux-ci ont leur rôle à jouer. Défini par la solitude et la compétition, le monde professionnel contamine aussi les relations intimes – le couple d’Aurore est soumis à l’impératif de perfection, impossible de s’y montrer vulnérable et d’évoquer ses problèmes. Si la styliste met sa vie modèle en danger, c’est qu’elle peut être elle-même avec ce voisin.

Quant à lui, englué dans son rôle de sauveur – il est l’aîné, le roc, celui qui assure, prêt à se sacrifier –, il sera profondément ébranlé. Car leur relation se complique dès qu’il veut aider Aurore dans ses soucis professionnels. «Tout était de sa faute, il avait voulu se frotter à un monde qui n’était pas le sien, au monde des malins, des friqués, et il en payait le prix. Paris le dépassait, cette ville, ces gens, tout à Paris le dominait…»

Avec délicatesse, l’écrivain français sonde les aspirations contradictoires, le danger des silences, les peurs liées à tout amour, cette difficulté à se dire, aussi, à laisser tomber les masques. Il dit surtout la valeur de la fragilité, la liberté qui surgit quand on arrête de lutter – dans l’intimité comme en société. Se laisser aider, ne serait-ce pas un cadeau fait à l’autre? Enfin, son récit sensible et enlevé prend une dimension politique: dans un univers cru où les relations sont utilitaires, l’amour est le risque le plus fou, il est aussi résistance, radicale liberté et subversion de toutes les règles. Un beau souffle face à un certain cynisme contemporain.

Serge Joncour, Repose-toi sur moi, Ed. Flammarion, 2016, 432 pp. L’auteur sera au Livre sur les quais du 2 au 4 septembre 2016 à Morges. www.lelivresurlesquais.ch

http://www.lecourrier.ch/141848/aimer_resister