La fragile beauté du monde

Solitaire, il arpente la campagne et les bois, fuit le chantier qui dévore la vallée. Dans Parti voir les bêtes, Anne-Sophie Subilia confronte le rêve d’une nature intacte au mouvement inexorable du temps.

C’est le roman de la nostalgie pour un monde qui disparaît, grignoté peu à peu par le béton; le récit d’un amour fou pour une terre d’enfance, ses odeurs et sa sauvagerie, les bêtes qui peuplent ses forêts, pour ses cours d’eau vive et la lenteur des saisons loin de la frénésie du monde du travail. C’est dans cet univers encore préservé que se réfugie le héros de Parti voir les bêtes, jeune homme taiseux désigné par un «tu» qui marque à la fois la distance et l’intime – le pronom traduisant autant sa posture existentielle que son peu d’aisance avec la parole.

Dans son deuxième roman après le remarqué Jours d’agrumes, l’auteure belgo-suisse Anne-Sophie Subilia choisit ce regard en marge pour traduire un sentiment de décalage et d’étrangeté face au «progrès» qui menace un équilibre et une beauté millénaires. Impuissant, révolté, en colère, son héros souffre quand s’arrête la ligne du petit train, quand s’installe le chantier colossal d’un centre commercial avec son parking et ses villas mitoyennes – machines monstres et boucan d’enfer contre le chant des oiseaux. La destruction l’atteint dans sa chair, lui qui appréhende de tous ses sens les vibrations de la nature.

Il a choisi le retrait pour protéger son quotidien de la fureur des jours, fait la navette entre son travail et sa cabane isolée, rénove en solitaire des meubles anciens, accueille son neveu aimé, s’éprend de Claire. Peu à peu, il prendra conscience de la nature de son effroi. «Tu as peur des moments transitoires – apparitions, disparitions – qui modifient l’état des choses. Tu veux que tout reste en l’état. (…) Tu vas vieillir, mais ces lieux ne doivent pas changer avant ta mort, sinon tu es perdu.» En lui, pourtant, l’amour ébranlera les certitudes avec, dans son sillage, la possibilité retrouvée de donner la vie. Et un séisme intime fait doucement son œuvre tandis qu’avance le chantier… Tout en finesse et en silences éloquents, dans une écriture attentive et sensuelle, Parti voir les bêtes tisse des liens entre l’intime et le paysage, entre création et destruction, et dit à la fois l’espoir et la fin d’un monde.

Anne-Sophie Subilia, Parti voir les bêtes, Ed. Zoé, 2016.

 

Deux pives acérées

Petits objets piquants à l'esthétique soignée qui allient qualité formelle et exigence littéraire, les deux premières «pives» lancées par Paulette Editrice tiennent leurs promesses. Les premiers titres sont signés Anne-Sophie Subilia et Elodie Glerum, membres de l'AJAR (Association des jeunes auteurs romands), tout comme les éditeurs Noémi Schaub et Guy Chevalley.

Dans Qui-vive, la première s'inspire d'un fait divers pour en sonder l'indicible. Son texte prend la forme d'une enquête, interrogation sans fin - et à l'infinitif. Il s'agit de «se figurer», d' «envisager», de s'«imaginer» cette femme qui descend l'escalier de sa maison de Corée du Sud, s'approche du congélateur, en sort ces deux choses qu'elle berce, auxquelles elle parle peut-être. Creusant cette scène obsédante, Anne-Sophie Subilia livre un récit tendu et hypnotique, qui montre la lisière ténue entre la folie et l'ordinaire.

Elodie Glerum, elle, dégaine une réjouissante liberté de ton dans La Belle époque, histoire d'une famille de dégénérés racontée par une fillette. Au loin, la guerre fait rage. Si le pays est préservé grâce à la neutralité des «couilles molles», les relations partent en sucette. Il est question de Maman et de la «vieille conne», des cousins simples tarés ou vrai pervers, de la Bigote et de la Châtelaine, de Madame Rosa et sa «vieille pute de soeur», parmi bien d'autres. Se faisant l'écho du monde qui l'entoure, la fillette en restitue la violence avec un naturel déconcertant et une fascinante désinvolture. Un texte loufoque et aiguisé, délicieusement subversif. 

Anne-Sophie Subilia, Qui-vive, coll. Pives, Paulette Editrice, 2016, 77 pp.

 

Elodie Glerum, La Belle époque, ibid., 79 pp.

 

http://www.lecourrier.ch/140072/la_fragile_beaute_du_monde