De mémoire et d’oubli

Les poissons rouges ont une mémoire de trois secondes. Ils tournent en rond dans leur bocal comme si leurs mouvements étaient neufs, leur parcours toujours inédit.

 

Les personnages de Monique Schwitter aimeraient bien, eux aussi, pouvoir oublier ce qui les gêne, comme cette jeune fille qui rêve à la mort de son père dans la nouvelle «Mémoire de poisson rouge». «J’ai souvent raconté que mon père était mort. Mais ce n’est pas vrai.» Ses fantasmes de disparition scandent le récit de ses relations avec ce paternel déserteur, lâche et buveur, qu’elle prend parfois en filature comme s’il était un étranger.

Premier livre de la Zurichoise à être traduit en français, Mémoire de poisson rouge rassemble quatorze nouvelles qui tricotent les thèmes du souvenir et de l’effacement, où la mort occupe une place centrale. Rien de sordide pour autant: marquées du sceau de l’étrange, ces histoires peuplées de personnages peu sûrs d’eux, dont la fragilité bouleverse, résonnent de leur musique propre, portées par des subjectivités singulières qui touchent et désarçonnent.

Il y a ce père qui réalise le souhait de son fils, à l’occasion de la fête d’Halloween qui suit le décès de sa femme: il se déguise en mort, et terrorise le petit qui l’a pourtant reconnu. Ailleurs, une comédienne âgée qui perd la tête et la mémoire fugue de son domicile, en quête des lieux de son passé. On pense aussi à cette serveuse qui apprend à sourire, à ce vieil écrivain qui ne compose plus que des haïkus et répond de mauvaise grâce aux questions d’une journaliste, aux retrouvailles de deux sœurs après les décennies de silence qui ont suivi la mort d’un enfant. Ailleurs encore, une femme noie le souvenir de son compagnon et de son père disparus en se liant avec un inconnu qui les avait vus ensemble, au temps où ils étaient vivants – elle et David, elle et son père. Mais cet homme qu’ils surnommaient Blanche-Neige – cheveux noirs, peau blanche –, à présent couché dans son lit, ne se souvient de rien.

Plusieurs fois primée pour son œuvre, Monique Schwitter donne vie, ici, à des réalités parallèles: celle des souvenirs, les mers de l’oubli et leurs fantômes graciles, mais aussi les mondes de l’imagination, autant d’univers qui prennent à revers la concrétude des jours et leur donnent une épaisseur nouvelle. Car «comme toujours, la réalité est moins belle et la fiction mon élixir de survie», dit la narratrice de «Dîner avec Dürrenmatt» à propos de la Kronenhalle, opposant le lieu réel à celui de La Promesse, où tout était possible. Même tutoyer Dürrenmatt. 

Monique Schwitter, Mémoire de poisson rouge, tr. de l’allemand par François Conod, Ed. d’En bas, 2016, 166 pp.

Lire un texte inédit de Monique Schwitter (2009) sur www.lecourrier.ch/auteursCH

http://www.lecourrier.ch/140077/de_memoire_et_d_oubli