Continent en fission

Que faire du mot «Europe» en poésie? Comment parler de ce continent épuisé, de plus en plus stérile, de cette vieille Europe suicidaire et destructrice parvenue à «l’âge de l’horizontal sans horizon»? Comment sonder sa profondeur historique, son présent désenchanté, mais aussi l’expérience du quotidien où le bonheur n’est pas exclu? C’est ce qu’explore Antonio Rodriguez, poète et professeur à l’université de Lausanne, dans le magnifique Big Bang Europa, son troisième recueil. Impeccablement structuré (un prologue, un épilogue et deux parties de trois sections), l’ouvrage est formé de proses poétiques d’une seule coulée qui ne dépassent pas la page, scandées par des virgules qui jamais ne relâchent la tension et par un jeu de répétitions au début et au sein des poèmes. Puissance du rythme et des images, voix multiples tissant un réseau de relations et accueillant l’oralité (le je et le tu du couple, les enfants, la figure du père), échos hypnotiques et présence de la narration donnent chair à une œuvre forte où s’enchevêtrent les dimensions intimes et épiques.

Big Bang? Le titre suggère une explosion dont on ne sait au fond si elle est naissance ou apocalypse. Même si le prologue cauchemardesque évoque les pires moments de l’Histoire, «tout n’est pas perdu», «quelque chose vibre encore», comme le formulent certains des obsédants refrains du texte. Face au naufrage collectif, à un monde dans lequel les enfants ne veulent plus naître, la poésie semble dérisoire – «à quoi ça sert» demande encore et encore le père, «cette syntaxe de plombier, avec ces proses engorgées, ces outils rudimentaires, tandis que le continent prend l’eau»; elle reste pourtant possible, dans sa fragilité même, fragmentaire, charnelle. Quant au bonheur, il point dans le repli sur la cellule familiale. La figure féminine est ici centrale, de la rencontre au musée devant un Christ en croix – un dieu venu lui aussi «en mammifère, sans autre puissance que la vulnérabilité» – au finale empreint de douceur. «Tu dis, nous sommes heureux», «il n’y a plus qu’à s’aimer et à surmonter l’espèce», écrit Antonio Rodriguez, avant de clore son Big Bang Europa par une scène en forêt qui boucle la boucle de manière aussi fascinante que bouleversante.

ANTONIO RODRIGUEZ, BIG BANG EUROPA, ED. TARABUSTE, 2015, 92 PP.

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