Apocalypse now

Dans «Le Club des miracles relatifs», l’auteure franco-canadienne dépeint le monde orwellien des sites d’extraction des sables bitumineux. Un récit glaçant, à la fois métaphorique et très documenté.

Les feux de forêt sont hors de contrôle depuis
début mai à Fort McMurray (Alberta, Canada). DR

 

Depuis le 1er mai dernier, les incendies de forêt ravagent la province de l’Alberta, au nord du Canada. Ils ont atteint Fort McMurray et poussé à l’exode ses 100 000 habitants, en majorité des employés des compagnies pétrolières; les flammes ont également détruit les centaines de logements de l’une des bases hébergeant les travailleurs du pétrole et entraîné la fermeture des sites d’extraction des sables bitumeux. Si elles n’ont pas encore touché les installations elles-mêmes, le danger est loin d’être écarté. Pour le lecteur du Club des miracles relatifs de Nancy Huston, cette réalité dantesque surgit en images vivaces. On voit le feu ravager cette terre déjà détruite, retournée jusqu’aux tréfonds pour en extraire l’énergie fossile par fracturation hydraulique, polluant monstrueusement sols, air et eau; on visualise les grues gigantesques et les monceaux de terre morte où se dressait auparavant la forêt boréale, on imagine les baraquements de chantier et les quartiers de maisons préfabriquées, bars et bordels construits pour les dizaines de milliers d’ouvriers venus prendre part à la ruée vers l’or noir. C’est ce paysage apocalyptique qui avait frappé Nancy Huston, originaire de la région, lors d’un voyage en 2014, et qui a inspiré l’univers de son dernier roman.

 

L’ENFER SUR TERRE

Le Club des miracles relatifs évoque de manière métaphorique un monde orwellien déjà advenu. Son intrigue se déroule entre l’Ile Grise et les provinces de l’OverNorth, dans un pays indéterminé où l’on exploite l’ambroisie, nectar sacré auquel est voué un culte. L’allégorie est limpide, d’autant que l’exploitation à outrance des sous-sols est par ailleurs extrêmement documentée, tout comme le microcosme surgi dans son sillage – la cité violente de Luniville, sa langue de bois et ses slogans simplistes, «SOIS», «SOIS UNIQUE», etc. C’est là qu’échoue Varian, à la recherche de son père venu y travailler et qui n’a plus donné signe de vie – marin pêcheur sur l’Ile Grise, il s’était retrouvé au chômage après un moratoire sur la pêche. Le roman s’ouvre alors que le jeune homme, engagé comme infirmier sur le site de Terrebrute, est emprisonné, accusé de faire partie d’une organisation terroriste écologiste et torturé...

Pour évoquer ce présent qui broie l’individu, Nancy Huston laisse la parole au jeune homme qui s’adresse à un juge imaginaire en parlant de lui à la troisième personne. Sa langue heurtée, haletante, où les blancs remplacent la ponctuation, trahit son angoisse et son chaos intérieur; elle est aussi le miroir d’une intimité déconnectée d’elle-même et des autres, sans liens réels, marquée par la peur. Car Varian est un jeune homme étrange, dont on apprend l’histoire au fil de chapitres qui racontent en alternance son parcours: sa naissance prématurée sur l’Ile Grise, son enfance solitaire de gamin surdoué, ultrasensible et efféminé, rejeté par ses camarades et protégé par l’amour de sa mère; son rejet de la pêche et son refus de manger des animaux morts; son amour du chant, enfin – il possède une sublime voix de soprano –, et sa découverte de la pornographie, comme deux faces d’une même médaille qui mêle beauté, désir et culpabilité. Car Varian n’incarne nulle figure de rédemption: ange déchu, il recèle lui aussi sa part de noirceur.

Peu de lumières, dans cet enfer sur terre, même si l’auteure franco-canadienne ponctue ces deux niveaux narratifs de chapitres aux noms de couleurs, centrés sur différentes femmes qui croiseront la route de Varian et contrastent avec cet univers masculin totalitaire et violent. Un autre espoir, peut-être: l’amitié qui lie Varian à son collègue Luka et à sa sœur Leysa, et sa découverte grâce à eux de la littérature. Le «Club des miracles relatifs»? C’est le nom que tous trois donnent à leurs lectures clandestines au Centre de maintenance respiratoire, où ils font entendre des auteurs russes à leurs patients. «Ni Luka ni l’accusé     n’avaient la moindre idée de comment s’y prendre pour détacher les travailleurs des slogans pour lesquels leur cerveau avait été formaté depuis l’enfance et les convaincre de glisser la lame du doute sous le couvercle scellé de leurs certitudes», raconte Varian à propos des textes qu’ils offrent à leurs âmes en peine. Lui a été marqué par Tchékhov et Dostoïevski, par la poésie de Vladimir Vyssotski, pressentant pour la première fois la possibilité d’un monde partagé, partageable.

Reste que c’est bien son annihilation que raconte Le Club des miracles relatifs – ironie du sort, ses poèmes seront pris pour des messages codés par ses bourreaux, qui reconnaissent ainsi bien malgré eux leur dérisoire et puissante capacité de résistance... C’est un roman sombre et glaçant que signe Nancy Huston, où l’alternance des voix narratives et la folie de son protagoniste empêchent toute identification, où le lecteur se heurte à un monde cru sans recours possible à une réelle empathie. Reflet diablement efficace de la dévastation.

 

CHRONIQUES ET JOURNAL INTIME

Ceux qui préfèrent une veine plus intime seront davantage touchés par les Carnets de l’incarnation, où l’on retrouve la voix familière de Huston essayiste. Ils rassemblent des articles, préfaces, chroniques (dont celles parues dans Le Monde) et conférences écrits entre 2002 et 2015, complétés par des extraits du journal de l’auteure. Nancy Huston y articule anecdotes personnelles, souvenirs et lectures, se risquant aussi à réagir à l’actualité. A sa manière singulière, elle réfléchit autant à partir du quotidien que de références littéraires et philosophiques, dans une tension féconde entre ces pôles. Ici, il est beaucoup question de corps, comme l’indique le titre – ceux de femmes et d’hommes, de leurs relations. Mais aussi, à travers eux, de Romain Gary et de Simone de Beauvoir, de guerres et de prisons, d’inceste et de pédophilie, de Charlie Hebdo, du commandant d’Auschwitz, des moines de Tibhirine, de Glenn Gould ou de spiritualité... Une éclairante ponctuation à son œuvre romanesque.

 

Nancy Huston, Le Club des miracles relatifs, Actes Sud, 2016, 295 pp. Carnets de l’incarnation: textes choisis 2002-2015, Actes Sud, 2016, 306 pp.

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