Glissements et lignes de faille

Du saut du Doubs à Singapour, de la Thaïlande au Japon, Julie Guinand propose un singulier parcours en six étapes qui n’a rien d’un récit de voyage.

 

Si la jeune auteure romande (membre de l’AJAR) a bien usé ses semelles sur le continent asiatique, ses fictions se détournent du genre baroudeur pour interroger plutôt le regard que l’Occident porte sur l’Orient – et vice versa. Original et sensible, son univers fait la part belle à l’imaginaire pour dire les contrastes, les tensions, les attentes parfois déçues de cet ailleurs forcément idéalisé.

La première nouvelle s’ancre dans l’étrange, métaphore d’un Japon futuriste où la vie se déroule sous cloche, où la technologie masque des paysages post-apocalyptiques. Les parents travaillent à la centrale tandis que leurs enfants sont gardés par des robots; la jeune narratrice aime Nanny 3 davantage que sa mère absente. C’est d’ailleurs le cyborg qui fait son éducation, et lui explique que le gouvernement a attribué à chacun «un rôle à la mesure de ses capacités. Et que c’était là une contrainte nécessaire à notre équilibre pour éviter une nouvelle catastrophe.»

Ces rôles sociaux se brouillent et leur lecture diffère quand on passe les frontières. De manière allusive, Julie Guinand explore les malentendus, les désillusions. Ainsi, désireux de réaliser son rêve d’habitat alternatif et collectif de retour de Chine, Thomas construit au bord du Doubs un tulou, maison traditionnelle chinoise ronde où il rêve d’être heureux en famille. Au grand dam de son épouse Lin en quête du mode de vie occidental...

«Tout s’effrite et lui échappe» peu à peu, note l’auteure, qui traque ces subtiles dérives et montre l’envers du décor. On suit aussi le destin d’Anaïs, qui a ­renoncé à une carrière musicale pour suivre son nouveau compagnon, star de cinéma, dans une villa chic de Bangkok: son rêve de célébrité se délite alors qu’elle­ le découvre incapable d’empathie. Ailleurs, on croise le chemin de quatre frères et sœurs réunis après la mort de leurs parents, qui verront leur passé vietnamien sous un jour nouveau. Dans «Angkor Thom», la cité royale cambodgienne devient le décor d’un jeu de téléréalité, tandis que les faux-semblants du marché de l’art – et de l’interprétation des œuvres! – sont évoqués dans «Horizons perdus». Les failles se glissent dans les intrigues comme dans les âmes, les décalages se creusent entre les personnages, et c’est ainsi, tout en légèreté, que Julie Guinand nous rend captifs de ce premier recueil maîtrisé.

Julie Guinand, Dérives asiatiques, Ed. d’autre part, 2016, 151 pp.

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