Autoportrait en mouvement

Dans «Percussions», Prix Georges-Nicole 2016, Matthieu Ruf restitue avec poésie et intensité des moments fondateurs. Entre deuils et allégresse, une magnifique traversée de ce qui forge un être.

Illustration de couverture (recadrée):
Le Fort de Dun Aengus sur l'île d’Inishmore, aquarelle sur papier de Georges Pétrie, 1850. DR

 

«On oublie qu’on va casser comme des brins de paille. Deux jours, quatre ans, vingt-huit ans... Mais si on n’oubliait pas? Qu’est-ce qu’on garderait? Qu’est-ce que tu garderais, toi?» Les autres convives ont disparu au fond du jardin, dans la folle douceur de cette soirée de juin. Sur la terrasse, Emilie a montré à son frère un grand papillon de nuit, puis lui a posé cette question face à laquelle il est resté muet. Quatre mois plus tard, un accident de voiture la laissera dans le coma. Percussions est une tentative de réponse à cette interrogation laissée en suspens dans le silence de la nuit. Elle n’a pas de sens, dit en substance le narrateur à sa petite sœur Emilie, parce qu’il gardera tout ce qu’il est, c’est-à-dire tous ces «éclats d’existence, de percussions qui me traversent constamment, images, sons, touchers, odeurs, goûts, contacts accumulés qui bougent sans cesse, se superposent et se télescopent (...), tous ces instants où rien ne compte hors la vie et qui m’échappent au moment précis où j’aimerais les garder au creux de la paume, en sachant que c’est impossible, que je ne peux répondre à la question d’Emilie».

 

EMPREINTES SENSIBLES

Lauréat du Prix Georges-Nicole 2016 – décerné sur manuscrit à une première œuvre et publié à présent par L’Aire, après plusieurs années chez Bernard Campiche –, le livre de Matthieu Ruf essaie de sauver du flux du temps, par l’écriture, ces instants fondateurs forts et fugitifs. Dans une série de séquences qui suivent une logique sensible et non chronologique, le narrateur égrène les rencontres, les événements, les paysages et les émotions qui ont gravé en lui leur empreinte et, mis bout-à-bout, forgé l’homme qu’il est devenu. «Je suis l’écorce d’un arbre contre ma main nue, au fond du verger de mon enfance», commence-t-il. «Je suis le regard de ma sœur s’échappant par la fenêtre», «Je suis une cigarette entre les lèvres de Lisa», «un homme sans voix», «une serviette de bain jetée dans les airs», ou encore la voix d’un frère à la radio, un bouchon de champagne annoté au fond d’un vieux carton, les étoiles au-dessus de l’Atlantique, le sourire d’un gardien de but, le baiser d’une jeune inconnue... il est tout ceci, et bien plus encore.

L’auteur né en 1984 à Lausanne esquisse ainsi un autoportrait en forme de puzzle où chaque élément fait partie d’une mosaïque plus vaste, dans une quête de la pièce manquante. Les séquences sont impeccablement construites, qui démarrent sur une première image forte – ces «je suis» plus ou moins implicites – puis la développent, éclairant l’histoire où elle prend place avant de boucler la boucle avec finesse. Car Matthieu Ruf tisse des liens puis laisse agir l’écho de ses percussions sensibles, qui se diffuse lentement dans le corps du lecteur, onde de choc infime et profonde allant s’élargissant – on pense à ces cercles générés par un caillou jeté dans l’eau.

Sa langue est sensuelle, ses images fortes, qui épousent les fluctuations d’un univers intime riche de ses contradictions. Amours, amitiés, souvenirs d’enfance, voyages, deuils et renoncements, fous rires mémorables, bonheurs intenses et fugaces surgissent de manière limpide, portés par l’élan poétique qui traverse de bout en bout ce magnifique Percussions – développé dans le cadre de l’Institut littéraire suisse de Bienne, où Matthieu Ruf a suivi un cursus de master en écriture littéraire après ses études de lettres. Et la matière autobiographique – ce long séjour à Madrid, l’auteur ayant étudié l’espagnol, ou ces quelques mois en Amérique latine au cœur de son blog «L’encre de Patagonie» – de devenir littérature, par un travail de transposition dont la cohérence et le lyrisme forcent le respect.

 

OUVERTURES ET TRAJETS

De ces souvenirs agencés librement se dégage aussi une grande tendresse envers les proches. C’est que cet autoportrait indirect invite l’Autre en soi. Le fil rouge que suit Matthieu Ruf porte déjà cette ouverture: ses «je suis» affirment une identité en même temps qu’ils suggèrent un trajet. Se déportant dans les objets, les autres ou le paysage, le je finit par être le monde entier, nomade, éclaté dans l’ouvert, dans l’ailleurs: en perpétuel mouvement dans l’espace et le temps, il est et suit les oscillations du monde. La structure de Percussions est à son image. Matthieu Ruf met en dialogue ses fragments, ces éclats de soi, dans une infinie circulation: il réussit ainsi à saisir au vol ce qui le fonde sans jamais trahir ni figer ce mouvement constitutif.

Dans une très belle dernière scène, il joue justement avec ce double mouvement d’ouverture et de lien, tout en esquissant l’avenir de manière elliptique: le soir de Noël, le fils d’Emilie, 4 ans, se couche sur le dos du narrateur à plat-ventre sur la moquette, dans une communion tranquille et muette. «Dans le silence, je suis le poids de ce corps sur moi, une vie sur mon dos, j’existe tout entier dans cette pesanteur, et je garde les yeux ouverts.»

Matthieu Ruf, Percussions, Ed. de L’Aire, 2016, 156 pp.

 

Prix Georges-Nicole. Ve 8 avril à 18h, le Prix Georges-Nicole 2016 sera remis à Mattieu Ruf à la Ferme du Manoir, Nyon.

http://www.lecourrier.ch/138041/autoportrait_en_mouvement