Dans l’Ukraine des faux-semblants

Une nuit de mai 1952, la belle Lilia est poignardée. Un comédien s’accuse puis met fin à ses jours. Affaire classée. C’était sans compter sur Tsoupkoï, le policier chargé de l’enquête, qui ne croit pas à ­cette version des faits...

 

L’assassinat est-il un règlement de comptes, un crime passionnel? Un complot antisémite, puisque la victime était juive? Que sait au juste sa sœur jumelle? Et leur amie modiste, cette Laïevskaïa tour à tour généreuse et sournoise? Le suicide d’Evseï, collègue et ami – juif – de Tsoupkoï, a-t-il un lien avec l’affaire?

Au fil de son intrigue policière, L’Investigateur plonge au cœur de l’Ukraine des années 1950 encore marquée par la Seconde Guerre mondiale, et brosse le tableau saisissant d’un pays qui tente de se reconstruire. Si la population dans son ensemble a souffert de la répression et des privations, les juifs portent encore les séquelles du conflit qui les a décimés; or au pays de l’idéal soviétique, tout le monde est frère, racisme et antisémitisme n’ont pas droit de cité. Dans ce qui est son premier roman traduit en français, Margarita Khemlin (1960-2015) dépeint à merveille et non sans humour l’opacité de cette époque d’hypocrisie et de suspicion généralisées. Et à la suite de Tsoupkoï, narrateur du récit, le lecteur découvrira bientôt que chacun a quelque chose à cacher...

Chef de famille, représentant du pouvoir soviétique, le policier incarne l’autorité, inspire la crainte – point de vue fort intéressant, et ambigu à souhait. Il prend congé pour mener une enquête qui le conduit dans différentes villes du pays, bénéficiant d’une grande liberté dans son temps comme dans ses mouvements. Dans quelle mesure est-il fiable? Sa détestation de Laïevskaïa est-elle légitime? Pourquoi éloigne-t-il sa femme, qu’il dit tant aimer, et exerce-t-il un tel contrôle sur sa vie privée? Que cherche-t-il au fond à savoir?

C’est la parole du narrateur, et celle de ses ­interlocuteurs, qui font évoluer l’intrigue de L’Investigateur. A mesure que Tsoupkoï éclaire certaines zones d’ombre en interrogeant les proches de Lilia, d’autres se voilent, les versions de l’histoire évoluant au gré des points de vue et des demi-vérités, dans un vertigineux kaléidoscope d’interprétations possibles.

Grande figure des lettres russes née à Tchernigov, en Ukraine, Margarita Khemlin délègue ainsi au discours un rôle essentiel et structurant. Elle joue avec maestria des leurres et des miroirs du récit, piégeant son lecteur dans le point de vue unique d’un enquêteur qu’on découvre peu à peu non exempt de tous reproches. Etrange et heurtée, elliptique, son écriture ne fait qu’effleurer les profondeurs: elle colle parfaitement à l’atmosphère de ce roman de la pénurie et des faux-semblants.

 

MARGARITA KHEMLIN, L’INVESTIGATEUR, TR. DU RUSSE PAR BERNARD KREISE, ED. NOIR SUR BLANC, 2016, 335 PP.

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