Pour les pommiers de Roumanie

L’ouverture du roman est un régal. Dans le hall de la gare de L., la narratrice attend les participants d’un voyage organisé qu’elle accompagne, remplaçant une amie souffrante – une croisière en Mé­diterranée qui réunit une clientèle plutôt âgée, sous la houlette du dynamique operating manager Alexis Berg.

 

Quand elle voit s’approcher un vieux couple se tenant par le bras, elle espère qu’il ne sera pas du voyage: il émane d’eux «une étrange conjugaison de fragilité et de dignité qui n’était pas de bon ­augure pour ce genre de déplacement collectif». Souhait exaucé: Monsieur et Madame Rivaz viennent justement avertir qu’ils ne souhaitent pas profiter du cadeau offert par leur fils avocat. Situation cocasse, personnages contrastés, ton vif et plein d’humour, rythme et dialogues sans failles: Catherine Lovey pose d’une main de maître le décor de son Monsieur et Madame Rivaz, et les deux pôles qui le structurent.

D’un côté, l’opacité d’un monde sans âme – DreamWaterWorld et ses croisières de luxe, le beau et vide Alexis Berg avec lequel la narratrice couchera par désœuvrement, ou encore le fils des Rivaz, fiscaliste soupçonneux et procédurier. De l’autre, ce qui lézarde cette froide façade et révèle les faiblesses en même temps que l’humanité des êtres: le désarroi existentiel de la narratrice et de son amie, le même Alexis qui se jette par la fenêtre, ou ce vieux couple enchanteur qui rêve d’un voyage en Roumanie où l’on trouve encore des pommiers anciens. Car la narratrice reverra les Rivaz: leur refus initial, cet acte de liberté, l’a marquée, et elle aura bientôt besoin de leur présence rassurante et entière, de leur jardin perché sur de douces collines, de leur hospitalité généreuse, de leur délicatesse, de leur droiture aussi – s’ils sont infantilisés par leur fils, Juste et Hermine ont un caractère bien trempé. Figures d’un temps long rythmé par la marche et l’amitié, ils deviennent un phare dans la vie embrumée de la jeune femme.

Monsieur et Madame Rivaz ne suit pas la ligne droite d’une narration romanesque classi­que, déjouant là nos premières attentes. Déroulant les tribulations de son antihéroïne, Catherine Lovey se laisse emporter par une pensée buissonnière et privilégie la digression. Sa narratrice se lance ainsi dans une foule d’anecdotes et de réflexions pour dire le monde contemporain et ses dérives – matérialisme, gaspillage, destruction de la nature, solitude, bureaucratie absurde, monde du travail délétère, etc. De sombres réalités auxquelles s’oppose l’existence même des Rivaz: leur simple manière d’être est un point de vue, un discours sur le monde. C’est pourquoi l’on regrette que l’auteure romande – ancienne journaliste économique et criminologue – soit si explicite dans sa dénonciation, son discours touffu finissant par diluer l’intensité de ce quatrième roman, par ailleurs porté par un bel élan.

CATHERINE LOVEY, MONSIEUR ET MADAME RIVAZ, ED. ZOE, 2016, 306 PP.

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