Gros temps au rayon poisson

Prêts pour une immersion sensible dans les coulisses de la grande distribution, sur les traces d’un jeune apprenti-poissonnier? Charlie, 24 ans, découvre les lois du Grand Magasin où il écaille, découpe, lave à grande eau, évide et emballe les fruits de la mer. Personnage à la naïveté attachante, il aime son métier et son chef de rayon, qu’il imagine pêcheur en Italie dans une autre vie. Il travaille d’arrache-pied, sa vie entière se déroulant dans les étages de la grande surface aux règles impitoyables. Il y a la jolie Natacha dont il tombe amoureux, les pauses à la cafétéria, les discussions avec les collègues, le défilé des clients, habitués ou non, re­vêches ou sympathiques... et Emile. Un employé pas comme les autres, qui travaille de nuit dans les sous-sols, là où se trouvent les gigantesques poubelles du magasin. Leur rencontre bouleversera le jeune Charlie.

Premier roman du Genevois Arthur Brügger, L’œil de l’espadon se présente à la fois comme un huis clos dans un univers à part et comme un reportage littéraire très documenté sur ses dessous peu reluisants. La moitié de ce qu’on produit finit aux ordures avant d’avoir été consommé, dénonce Emile. A son contact, Charlie découvre le scandale du gaspillage alimentaire, et la littérature. Il réalise aussi qu’il est ce garçon trop gentil que personne ne prend au sérieux. Confronté à l’ingénuité du jeune homme et à son amour sincère pour ce qu’il fait, Emile, lui, remettra en question ses certitudes.

La force du récit, et sa poésie, résident pour beaucoup dans sa tonalité: c’est la voix de Charlie qui nous porte, une voix entière, maladroite, pleine encore des rêves de l’enfance, de ses joies et de ses tristesses. Et c’est à travers son regard can­dide que surgit le monde cynique des grandes surfaces, dans un contraste gé­nérateur d’une tension féconde. Au final, et loin de tout manichéisme, la révolte de Charlie et d’Emile face au rouleau compresseur de la grande distribution s’avère aussi poétique que politique.

Diplômé de l’Institut littéraire suisse de Bienne et membre de l’AJAR, collectif de jeunes auteurs romands, Arthur Brüg­ger s’était déjà fait connaître pour Ciao Letizia (Ed. Encre fraîche, 2012) qui retraçait la vie de sa grand-mère, de l’Italie du Nord à la Chaux-de-Fonds. Son premier roman confirme une plume prometteuse.

 

Arthur Brügger, L’Œil de l’espadon, Zoé, 2015, 154 pp.

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