Bovary, c’est nous 

M.A. vit dans une maison avec un jardinet au cœur d’un quartier résidentiel récent, son mari assureur est fiable et sérieux (même s’il manque d’humour), leurs enfants vont bien, elle a gardé son indépendance et travaille dans un magasin de meubles – ses études d’économie à Lyon ont représenté un vrai bond sur l’échelle sociale, après une enfance modeste en Isère dans les années 1950, et elle tient à exercer sa profession. L’époque est au progrès matériel. Zones pavillonnaires et hypermarchés surgissent de terre, le réseau routier se développe et le rêve du confort domestique devient réalité. Pourtant, malgré son existence parfaite, M.A. est rongée par l’insatisfaction. Courses, repas, ménage, enfants, dîners entre amis... N’y a-t-il rien d’autre? Où est passé l’élan de sa jeunesse, la liberté des folles soirées, ses rêves de grandeur, l’amour passion? «Au fond de son âme, cependant, elle attendait un événement», écrit Flaubert, cité dans La Condition pavillonnaire.
Le troisième roman de Sophie Divry (qui figure parmi les douze ouvrages de la sélection du Prix Wepler-Fondation La Poste) sonde l’intimité de cette M.A. si banale en maniant délicate ironie et empathie sensible. Rien d’ennuyeux, dans ce portrait d’une femme qui s’ennuie. Au contraire, La Condition pavillonnaire captive, qui déroule sa petite musique obsédante dans un tempo maîtrisé, sans jamais tomber dans la caricature malgré un sujet maintes fois traité. C’est que la jeune auteure française choisit de dérouler ce récit d’une trajectoire sans surprises à la deuxième personne du singulier, un «tu» qui instaure une juste distance, interdit l’identification tout en favorisant la proximité.
«Déjà enfant, tu avais attendu.» M.A. est une velléitaire, une Bovary qui éprouve un manque diffus: elle n’a pas compris que «ce qui remplit la vie est un mode d’être, le présent de la phrase dans laquelle on respire, non un événement placé dans le futur et qui, après consommation de lui-même, nous laissera déçu devant un frigidaire». De l’enfance de M.A. au grand âge, Sophie Divry écrit le roman d’une vie en l’inscrivant dans un «nous» collectif: cette histoire commence avant nous et se poursuivra après, tant qu’il y aura des couples, des maisons et des familles. Entre anecdotes triviales et transports soudains, mélancolie profonde et questionnements douloureux, La Condition pavillonnaire trace ainsi les contours d’un dysfonctionnement plus général dont M.A. est le symptôme. Ce mal-être est aussi féminin: l’auteure montre une femme corsetée par les attentes sociales, qui suit ce qu’on attend d’elle et ne sait plus où sont ses désirs. M.A. cherchera diversion dans l’adultère, l’engagement humanitaire, des cours de yoga, des sorties au théâtre... autant de quêtes de sens vite abandonnées. «On ne change pas la vie à soi seul et ce n’est rien d’être libre en rêve», disait Jean Guéhenno, cité en exergue. Constat sans appel pour un récit où le détachement, l’humour et la tendresse n’empêchent pas une implacable lucidité.

 Paru dans Le Courrier du 27 septembre 2014 http://www.lecourrier.ch/124134/bovary_c_est_nous
 

SOPHIE DIVRY, LA CONDITION PAVILLONNAIRE, ED. NOIR SUR BLANC, COLL. NOTABILIA, 2014, 263 PP.