Dynamitage des lieux communs

 

 

Ceux qui l’ont entendue lors des performances littéraires du collectif Bern ist überall s’en souviennent: longue silhouette, voix douce, Laurence Boissier débite l’air de rien des textes désopilants avec un mélange singulier de retenue et de désinvolture.

 

C’est ce ton-là, proprement réjouissant, qui traverse aujourd’hui Inventaire des lieux, son quatrième livre après notamment les courtes proses de Cahiers des charges (2011). Avec son sens aigu de la dérision et du comique de situation, l’auteure genevoise brosse ici en 61 tableaux le portrait d’une femme ordinaire à travers les lieux de sa vie.
Sous-titré «Notes de terrain», ce catalogue décline ses fragments d’existence tendres ou cruels en démarrant dans la chambre d’hôtel – «Si nous considérons tous les éléments de la chambre d’hôtel en termes purement vibratoires, c’est le matelas qui l’emporte en intensité» – pour finir au pré, en passant par le trou noir, le désert, le balcon, les bains, l’utérus, le supermarché ou encore l’épave. Banals ou improbables, les lieux du quotidien invoquent au passage souvenirs d’enfance, anecdotes allègres ou surprenantes et situations cocasses, l’auteure genevoise excellant dans l’art de la chute.
On retrouve trace de l’exercice de style originel – Laurence Boissier publiait un texte par jour sur internet, chaque nouvelle entrée effaçant la précédente – dans la mise en page du livre, publié dans la belle collection Re: Pacific des Editions art&fiction: sur la page de gauche, une liste de lieux tracés au fur et à mesure que s’y ajoutent les nouveaux, à droite le texte lui-même. Ici, la narratrice raconte une visite gênante chez l’ostéopathe; là, elle explique comment a évolué sa manière de danser, qui impressionne aujourd’hui tellement ses enfants («Dans ma cuisine, l’accumulation de toutes ces années de recherches chorégraphiques produit un effet fantastique»); ailleurs, elle se sert de Georges Clooney pour illustrer une théorie de l’univers, ou évoque son gouffre profond; plus loin, elle raconte les tribulations d’un aquarium délocalisé, une quête de «primitivité» dans la forêt, la poitrine fascinante de la passagère d’un train, un implant dentaire sensible au nord magnétique, ou comment, fillette, elle s’éjectait de la voiture en marche de sa mère à la manière de Starsky et Hutch – «Nous étions populaires».
Cette suite de textes courts et ciselés, au rythme sûr, varie les personnes – je, tu, elle, nous – et touche juste. De son ton pince-sans-rire, Laurence Boissier dynamite les milieux les plus conventionnels et dérègle subtilement des lieux communs. Un régal.

LAURENCE BOISSIER, INVENTAIRE DES LIEUX, ED. ART&FICTION, COLL. RE: PACIFIC, 2015, 133 PP.
Le Courrier a publié un texte inédit de Laurence Boissier le 11 janvier dernier, voir www.lecourrier.ch/auteursCH

 

http://www.lecourrier.ch/136279/dynamitage_des_lieux_communs