Polyphonie gourmande

 

«La bouche ouverte». Signe d’étonnement, l’expression apparaît à plusieurs reprises dans le roman de Shmuel T. Meyer. Mais si elle lui donne son titre, c’est avant tout en son sens gastronomique.

 

De «Tapioca» à «Champagne» en passant par «Délices», «Cervelas», «Cenovis» ou «Longeole», l’action de La Bouche ouverte se décline au rythme des mets qui traversent les chapitres – et dont on aura reconnu l’ancrage romand, voire genevois. C’est que l’auteur, né à Paris en 1957 et résidant aujourd’hui en France, a séjourné dans la ville du bout du lac lors de sa jeunesse nomade: kibboutznik, journaliste et traducteur, il se dit «exilé de Jérusalem» et «amant de Genève».
La ville est au cœur du roman, et c’est dans ses rues et ses quartiers que convergent les destinées de trois familles, dont l’une juive, sur deux générations. Dans ce chassé-croisé d’amours secrètes, de trajectoires singulières, de retrouvailles et de rivalités, chaque chapitre est donc lié à un plat, qui se fait madeleine de Proust évocatrice de souvenirs, de désirs, de même que fil rouge d’un roman à la structure originale. Car les chapitres de La Bouche ouverte se lisent comme autant de petites nouvelles indépendantes, centrées chaque fois sur l’un des personnages de cette vaste constellation. C’est ainsi peu à peu que ­s’éclaire l’intrigue, le lecteur tissant des liens entre les protagonistes, leurs relations se dévoilant au fil de l’alternance des points de vue (qui varient aussi entre première et troisième personnes du singulier).
Cette architecture polyphonique nous tient en haleine, nous perd aussi parfois. Il y a Fanny, enfant juive avant la Seconde Guerre mondiale puis vieille et belle femme éclatante de fantaisie; Anne et Caroline, filles de la sensuelle Ingrid et du pasteur Robert Millet, dignes représentants de la bonne société genevoise dans leur propriété de La Capite; leur cousin Gabriel, attiré par Ingrid; Théo, délaissé par son père, éternel amoureux de Caroline... Tous ces personnages et d’autres en­core se croisent ou s’évitent, le frottement de ces corps en mouvement générant son lot d’étincelles – séismes familiaux en tous genres, amours, adultères, divorces ou sida... D’un plat à l’autre, d’un personnage au suivant, La Bouche ouverte tisse sa toile, brossant au passage un captivant tableau du siècle porté par l’écriture fluide et vivante de Shmuel T. Meyer et par la sensibilité de ses portraits.

SHMUEL T. MEYER, LA BOUCHE OUVERTE, ED. SERGE SAFRAN, 2015, 178 PP.

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