Paroles sur une guerre occultée

"CONFIDENCES" Max Lobe ressuscite l’histoire de l’indépendance du Cameroun par la bouche de la vieille Mâ Maliga, recréant avec talent une savoureuse oralité. Une quête passionnante, entre l’intime et le collectif.

 

 

Les «confidences» du titre, ce sont celles de la vieille Mâ Maliga qui raconte ses souvenirs de la lutte du Cameroun pour l’indépendance dans les années 1950. C’est à l’auteur qu’elle s’adresse dans ce récit vif, scandé par l’ivresse du vin de palme qu’elle boit et lui offre en abondance. A travers sa mémoire, sur les lieux du passé où elle l’emmène, surgit peu à peu un pan méconnu de l’histoire récente du pays. Car le combat qu’a mené le peuple camerounais pour son indépendance a longtemps été mal documenté, entouré de silence, volontairement occulté.1 Rappelons qu’entre 1955 et 1962, la guerre totale de la France contre le Cameroun a causé des dizaines de milliers de morts... «Tu sais mon fils, ici-là, on ne veut toujours pas trop parler de Um Nyobè, lui dit Mâ Maliga. Si tu poses des questions sur Um Nyobè et sur ce qui s’est vraiment passé avec lui, tous ceux qui ont vécu cela te diront seulement qu’il y a eu des évènements. (...) Jamais personne ne te dira exactement de quels événements il s’agit. Wuyè!»
Alors, contre le silence, pour pallier la pauvreté des sources, pour sortir de l’histoire écrite par les colons, Max Lobe se confronte à celle de cette femme qui en fut témoin, et sa parole éclaire des épisodes ignorés par le discours officiel.

UM NYOBE, HEROS DU PEUPLE
Le 1er janvier 1960, le Cameroun est la première colonie africaine à accéder à l’indépendance, proclamée d’abord par l’ouest de la région, sous administration française, rejoint un an plus tard par une partie de la zone à l’est sous tutelle de la Grande-Bretagne – depuis la fin de la Première Guerre mondiale, les deux gouvernements se partageaient l’administration du pays, ancienne colonie allemande. C’est donc sur la période qui précède cette déclaration que s’attarde Confidences.
Mâ Maliga était enfant puis jeune femme au moment où le charismatique Ruben Um Nyobè passait de village en village, enflammant les foules autour d’un désir d’union nationale et d’indépendance – le Kundè. Elu secrétaire général de l’Union des Populations du Cameroun (UPC), parti populaire créé en 1948, Um Nyobè est le héros de tout un peuple. Plus encore: son porte-parole, ou Mpodol, «celui qui parle pour les autres».
Mâ Maliga raconte comment sa mère le soutient alors que son père, enseignant, est partisan des Français contre la «barbarie» et la «sauvagerie»; elle évoque les for­ces de l’ordre assaillant les civils dans les rues de Douala, scènes d’une violence terrible auxquelles elle assiste, enfant, sur le chemin du marché avec sa tante; elle parle de la folie qui a frappé son oncle de retour d’Indochine; de la progression des idées autour du Kundè et de la manière dont les autorités coloniales ont voulu affaiblir Um Nyobè, en organisant des votations pour diviser le peuple et l’UPC; elle décrit le camp dans lequel elle a été enfermée, enceinte, par les autorités coloniales, avec des milliers d’autres villageois; les exécutions, les humiliations, les tortures, les déportations; l’assassinat d’Um Nyobè, pour finir, tué par l’armée française en 1958.

ENIVRANTE ORALITE
S’effaçant derrière sa narratrice, Max Lobe lui laisse le champ libre. Enivrée et enivrante, elle déploie avec aisance une parole truffée de termes en bassa et d’expressions du cru, de mots doublés, d’onomatopées, un parler fluide et rythmé qui demande à être lu à voix haute. Inscrivant son récit dans une culture de l’oralité propre à l’Afrique, l’auteur recrée ainsi avec talent une langue qui sonne juste: on entend littéralement la vieille femme raconter les événements, les ponctuer de son rire, de ses exclamations, de ses lamentations. C’est que l’enjeu du langage est central dans la lutte d’un peuple pour sa liberté, qui passe aussi par cette reconquête. Elle s’insurge d’ailleurs contre les noms chrétiens que leur donnent les colons. «Est-ce que tu vois que moi Maliga je ressemble à une Thérèse? Et leur Thérèse-là, qu’est-ce que ça veut même dire, hein?»

QUETE DE L'AUTEUR
Confidences allie ainsi précision des faits et subjectivité assumée de la voix narrative. Il est aussi la rencontre entre un récit fondateur porté par une parole vive et les préoccupations intimes de l’auteur, qui s’interroge sur son identité de migrant et son rapport à sa terre d’origine. Né à Douala en 1986, Max Lobe vit en Suisse depuis une dizaine d’années et quand il rentre au pays, il est perçu comme un Blanc. «Doualaien, qu’est-ce qui fait de moi un Camerounais?» C’est dans l’histoire qu’il cherche des réponses. Exaspéré par sa propre ignorance, il lit, se documente, et les questions affluent. C’est alors qu’il décide d’un «retour au pays natal», pour emprunter le titre d’Aimé Césaire – un voyage dont on ne sort jamais totalement indemne.
Sa démarche, le récit de son périple et ses réflexions ponctuent le récit de Mâ Maliga, les deux discours alternant sans se mêler au fil de Confidences. Et, alors que la voix de la vieille femme résonne à nos oreilles de toute son oralité imagée et flamboyante, Max Lobe, lui, semble avancer avec précaution, ses phrases brèves et sobrement descriptives conférant à chacun de ses mots poids et intensité.
«Mâ Maliga parle des souffrances de Mpodol comme si elle parlait de ses propres souffrances», écrit Max Lobe, alors que la vieille femme est en larmes devant la tombe d’Um Nyobè – comme son fils Makon et le chauffeur. C’est pour tous qu’elle pleure, qu’elle parle, se faisant porte-parole à son tour de l’âme blessée d’un peuple. «Pourquoi suis-je venu jusqu’ici?» se demande alors Max Lobe, se sentant exclu de leur émotion. Peut-être pour pouvoir écrire ce livre? Celui-ci est «à la fois un chant d’amour et une quête de soi», remarque le Franco-Congolais Alain Mabanckou, Prix Renaudot 2006 pour Mémoires de porc-épic, dans une lettre à l’auteur publiée en fin de volume. Et cet alliage précieux entre l’intime et le collectif, l’histoire personnelle et celle d’un pays natal, le document et la littérature, fait justement sa force.

Max Lobe, Confidences, Ed. Zoé, 2016, 288 pp.

  • 1. Lire Kamerun! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948-1971), de Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa (Ed. La Découverte, 2011), première enquête d’envergure sur le sujet. www.kamerun-lesite.com

Rencontre.
Je 11 février 2016 au café-théâtre du Bourg, Lausanne, vernissage de Confidences de Max Lobe et du Nom du père de Sébastien Meier, tous deux édités chez Zoé; dès 18h30, rencontre-lecture à 19h, concert de The Sugazz à 21h. DJ Set à 23h. www.le-bourg.ch

http://www.lecourrier.ch/136278/paroles_sur_une_guerre_occultee