Des mots interdits pour un désir impossible

FRANCE «Les Indécises» explore un amour interdit entre deux femmes: un petit livre poétique et retenu qui analyse le désir pour mieux le tenir à distance.

 

Martine Roffinella a vingt-six ans lorsque Bernard Pivot fait découvrir au public son premier roman, Elle (1988), dans lequel elle évoque la passion d’une lycéenne pour l’une de ses professeures. Un peu plus de dix ans plus tard, on retrouve Elle - ou en tout cas une femme qui lui ressemble - dans Les Indécises. Une quarantaine d’années, mariée, deux enfants, Elle (en italique dans le texte) est l’objet de l’amour et du désir de l’Autre, une collègue de travail plus jeune. Si les deux femmes semblent partager le «désir identique et sauvage» de se découvrir, jamais Elle ne se l’avouera. Elle tient au contraire l’Autre pour seule responsable - coupable - de leur relation ambiguë et joue l’indifférence. Porté par une prose poétique où chaque mot a l’impact et la violence d’une pièce à conviction, Les Indécises explore ce jeu de va-et-vient, ces tâtonnements entre peur et fascination pour un désir interdit.

En trois actes, le roman fait alterner les discours d’Elle et de l’Autre: ils se répondent sans se rencontrer. «Genèse (selon l’Autre)» construit les prémisses du désir. «Exode (selon Elle)» lui répond par la fuite et la négation. «Sacrifice avec louange (Leurs voix mêlées)» reste dans le registre religieux pour clore la relation par le sacrifice de l’Autre. Elle reste avec son désir nié devenu criminel.

LE TEMPS TROUBLÉ DU DÉSIR

Dans ce dialogue impossible, même le temps est double et ambigu, troublé par le désir. Le présent de chacune n’a ni la même durée ni la même valeur: «nos instants divergent», pense l’Autre. Les moments se chevauchent, les mêmes scènes se juxtaposent, réapparaissent du point de vue de l’autre, et les mots diffèrent pour décrire le

même événement. On est dans la chronologie de l’émotion: une «attente disharmonieuse» faite de dissonances, de grincements et de rendez-vous manqués. «J’attends. Jusqu’au bout de votre silence, jusqu’aux frontières de l’élégance que vous dé- ployez pour vous écarter de moi - j’attends», se dit l’Autre. Alors que plus loin, Elle s’agace: «C’est incroyable comme tout doit forcément être rapide avec vous. Il faut vous apprendre le temps.» Devenu illogique, subjectif, le temps perd son sens - comme tout le reste: «Elle ne comprend plus. Aucun de ses repères n’a résisté à l’émotion.»

RETENU ET POÉTIQUE

A force d’être attirée et de résister, Elle perd le sommeil: «L’Autre la mine sans répit. (...) Quand l’Autre est à ses côtés, Elle se sent bien; c’est inexplicable. (...) Dans ses nuits, l’Autre lui parle. Elle l’écoute, s’imprègne de ses désirs sans y toucher; sans même envisager l’effleurement. Elle est là, assise, nuancée, double. Elle s’éveille en sursaut. Malaise.»

L’auteure nous conduit pas à pas dans ce désir manqué - là où c’est interdit, dans ce qu’il ne faut pas faire. Précis et prudent, le style de Martine Roffinella semble lui aussi résister, freiner, de peur de s’emballer: on avance comme à reculons vers un dénouement inéluctable. L’attention dans le choix de chaque terme, le poids des mots et le rythme mesuré des phrases traduisent ce sentiment: on marche sur des œufs, à contrecœur, en pleine contradiction, en tournant le dos pour finir. Mais malgré cela, Elle va trop loin: «A trop jouer les indécises, Elle s’est brûlée au contact de l’Autre.» Un petit livre à l’écriture tendue et poétique, dont la retenue laisse une sensation d’oppression.

Martine Roffinella, Les Indécises, éd. Phébus, 2002, 106 pp.

 

Paru dans Le Courrier du 14 septembre 2002